Le contenu

Simon Lorenzi répond à toutes nos questions sur « Alphane » 9A

© Gilles Charlier

Le Belge Simon Lorenzi, notamment connu pour avoir réalisé la première ascension de « Soudain Seul » 9A à Fontainebleau, a récemment réalisé la quatrième ascension d’ « Alphane » le 9A proposé par Shawn Raboutou. Cette performance fait de lui le deuxième grimpeur au monde à compter deux 9A bloc à son carnet de croix. C’est donc tout naturellement que nous avons rencontré Simon, afin qu’il nous parle de ce bloc en détail et nous livre son avis sur la cotation.

Simon, tu es devenu le deuxième grimpeur de l’Histoire à enchaîner deux 9A bloc (« Soudain Seul » et « Alphane »). Qu’est-ce que cela représente pour toi ?

Être le deuxième à avoir réalisé deux 9A c’est un bel accomplissement personnel et je ne peux pas nier ma fierté. Il y a trois ans, c’est quelque chose que je n’aurais même pas imaginé dans mes rêves les plus fous. Je suis donc très heureux mais également conscient de la chance que j’ai de pouvoir réaliser mes rêves.

Tu as d’abord découvert « Alphane » en septembre. Combien de temps te projetais-tu dans ce bloc ?

J’ai consacré cinq séances à Alphane en septembre, par 25 degrés. Au vu de mon avancement dans le bloc, je le voyais possible en plus ou moins quinze séances. Il m’a finalement fallu un peu plus que ça (une vingtaine), même si le pronostic initial n’était pas loin de la réalité.

T’es-tu entraîné spécifiquement pour ce bloc ?

Je n’ai pas pu m’entraîner spécifiquement, par manque de temps. À la base, je devais participer à la dernière Coupe du Monde au Japon, mais une blessure m’en a empêché. Une fois remis sur pied, je suis retourné dès que j’ai pu dans « Alphane » et mes entraînements en salle étaient plutôt orientés pour préparer la saison de compétition.

Peux-tu nous décrire ton processus de travail dans le bloc ?

J’y ai consacré trois trips. Une semaine en septembre, deux en novembre et deux en décembre. Ma progression a été assez linéaire et globalement, je progressais à chaque séance. Au final, il m’aura fallu aux alentours de vingt séances, mais parmi toutes celles-ci, il n’y a que cinq jours environ où j’ai pu mettre de vrais essais.

Quel a été ton chemin mental pendant tout le process de travail de ce bloc ?

Je pense être quelqu’un d’assez réaliste (sur ma capacité à enchaîner) et optimiste (je considère que chaque problème à une solution), donc en général ça se passe bien. J’ai abordé le bloc en deux sections et mon but était de maîtriser les deux le mieux possible. À chaque séance, mon objectif est de mieux maîtriser les mouvements que je fais déjà bien et de trouver de meilleurs ajustements pour ceux qui me posent problème. Une fois bien au point je peux commencer à mettre des essais du bas et c’est là que le jeu mental commence. Avec l’enjeu de l’enchaînement c’est plus dur de grimper relâché, on gaspille un peu plus d’énergie, mais heureusement, ça permet de prendre des informations et de peaufiner encore mieux les méthodes.

En fait si je devais résumer mon approche mentale, je dirais que c’est une prise d’information constante afin d’améliorer ce qui peut l’être. La partie la plus difficile à gérer lors du processus et la seule qui me déprime pour de vrai, c’est ce qui est en dehors de mon contrôle, comme par exemple la météo. La partie difficile du bloc est sèche en toutes circonstances mais la fin facile peut rester mouillée pendant des jours, ce qui rend l’enchaînement impossible. Ce sentiment d’impuissance est très dur à supporter. Pour le surmonter plus facilement je suis obligé de rester actif dans le processus et c’est comme ça que j’ai passé des heures à essayer de sécher la fin, à coup de papier toilette et souffleur. Parfois, ces tentatives sont inutiles, mais mentalement, ça me permet de garder le cap sur l’objectif et c’est le principal. Au final je suis super obstiné et je ne me décourage jamais vraiment.

© Gilles Charlier

Tu as vécu un véritable combat physique contre ce bloc, qui t’a malmené (une douleur à l’épaule d’abord, suivie d’une blessure au doigt, et quelques problèmes de peau ensuite). Comment as-tu géré ces désagréments ?

En effet, mi-septembre j’ai eu deux blessures en simultané. Une première à l’index gauche qui m’empêchait d’arquer, suivie d’un pincement nerveux au bras droit qui m’a immobilisé pendant un mois. Le pincement nerveux a disparu presque aussi soudainement qu’il est apparu et après un mois de repos complet je pouvais grimper à nouveau. Une fois de retour à Chironico début novembre, je n’étais pas au top de ma forme et mon index ne me permettait pas d’essayer le début traumatisant, je me suis donc focalisé sur la fin du bloc dans un premier temps. Une fois bien au point dans la fin il était temps d’essayer du début, malgré mon index douloureux. Après quelques essais, je me suis ouvert la peau et celle-ci s’est réouverte à chaque début de séance pendant une semaine et ce, même après deux jours de repos consécutifs. Je n’ai pas eu d’autre choix que de retravailler la fin avec en me strappant le doigt, avant de rentrer en Belgique bredouille. Au moins je connaissais la deuxième partie du bloc par coeur pour la prochaine fois.


Par rapport à « Soudain Seul », ça me semble globalement dans la même échelle de difficulté. À la différence que « Soudain Seul » est plus exigeant et laisse moins droit à l’erreur


Il paraît qu’un jour, tu es tombé à la fin du bloc, après avoir fait toutes les séquences les plus dures. Comment as-tu géré cette frustration ?

Lors de mon avant-dernière séance, je suis tombé dans le 7B+ trav de fin, en subissant une grosse daube à froid de début de séance. Ce fut un mélange d’émotions assez particulier. D’un côté j’étais dégoûté d’être tombé si loin, de l’autre amusé par l’ironie de la situation et du retour de karma après avoir clamé haut et fort que la fin était facile et que je ne tomberais pas là. Mais en même temps, j’étais content et excité, car j’avais la preuve ultime que j’enchaînerais très vite.

Justement, raconte-nous ta journée, puis ton essai de l’enchaînement.

La journée avait bien commencé, je m’étais échauffé plus intelligemment pour ne plus me la coller dans la traversée de fin. Je mets donc mon premier essai mais je zippe au milieu et c’est là que le drame survient : je venais de m’ouvrir l’index. De mon expérience, je savais que je ne pouvais pas essayer sérieusement ce bloc avec du strap et j’étais complètement déprimé à l’idée de devoir attendre trois jours de plus, impuissant. Comme prévu, le strap conventionnel ne fonctionne pas, le bloc me semble infaisable en touchant les prises du sol. Dégouté, j’arrache mon strap rageusement et jure à plusieurs reprises. Je suis totalement déprimé par la situation mais j’ai une dernière idée de strap, moins gênant. Du sol, il n’a pas l’air handicapant pour les prises clés. Je mets donc mes chaussons et je pars pour un essai désespéré. Gilles a à peine le temps de démarrer la caméra. Ma grimpe est solide, décontractée et en un rien de temps je me retrouve au pseudo bac avant la traversée finale. Je temporise un peu pour assurer la fin, puis quelques instants plus tard, je suis dans la dalle de fin et je me retourne alors vers mon pote Thomas : « C’est quoi ce bordel ?? ». Ce retournement de situation me parut presque irréel et je ne l’ai pas réalisé tout de suite mais c’était fait, je venais d’enchaîner « Alphane » !

© Gilles Charlier

Pensais-tu enchaîner « Alphane » ce jour-là ?

La veille d’enchaîner, j’étais très confiant sur mes chances de réussite le lendemain. L’idée d’enchaîner m’excitait au point que je n’ai pas réussi à dormir avant 3h du matin la veille ! J’ai d’ailleurs envoyé un message à ma copine à 1h00 du mat’ pour lui dire j’étais presque sûr d’enchaîner le lendemain. Je n’avais juste pas deviné le dénouement!

Quelle a été la clé de la réussite pour toi ?

La clé de la réussite fut de pouvoir mettre de vrais essais du début. Cela m’a permis de mieux ajuster mes méthodes car de manière isolée, je ne me rendais pas compte que certaines n’étaient pas optimales. Aussi le partage de méthodes m’a beaucoup aidé. Lors d’une des dernières séances, Giuliano Cameroni m’a montré une autre façon de prendre la réglette du crux final. En mixant mon ancienne méthode et la sienne j’avais trouvé la méthode optimale et je ne suis plus jamais tombé à cet endroit.

Abordons la question de la cotation. Certains pensent qu’après quatre ascensions en si peu de temps, « Alphane » ne peut pas valoir 9A. Qu’en penses-tu ? Comment le compares-tu à « Soudain Seul » en terme de difficulté ?

J’ai remarqué que beaucoup de gens se posaient la question, d’un point de vue extérieur, sans bien connaître le bloc ni les grimpeurs l’ayant réalisé. Cela me semble être une réaction normale mais un peu hâtive. À mes yeux, le bloc se décompose en un 8C assez teigneux suivi d’un 8B sans repos et finit par un 7B+ normalement intombable ahaha. Une telle addition ne pourrait pas juste coter 8C+ je crois. Par rapport à « Soudain Seul », ça me semble globalement dans la même échelle de difficulté. À la différence que « Soudain Seul » est plus exigeant et laisse moins droit à l’erreur. La grimpe doit être parfaite car c’est plus technique et les conditions sont également plus capricieuses. « Alphane » est un pur bloc de pan dans lequel la tenue de prise joue un rôle primordial et permet donc plus de micros erreurs si on a une marge physique. Ce n’est donc pas un hasard si Aidan Roberts et Will Bosi y ont trouvé leur compte. Après les avoir vus à l’action, je pense qu’il n’existe pas grand monde tenant aussi bien les prises que ces deux là…

© Gilles Charlier

Une petite anecdote à nous raconter à propos de ce bloc ?

Avec mon pote Thomas Salakenos, on qualifie de « couille de loup » quelqu’un qui tombe là où c’est censé être fini (expression empruntée à Antoine Vandeputte suite à un de ses commentaires sur les réseaux). Suite à ma chute dans la traversée finale je me suis donc auto traité de couille de loup un bon nombre de fois !

Il existe une version plus directe, encore plus dure. Peux-tu nous en dire plus ? Est-ce un projet qui t’attire ?

La version directe (droite) semble extrême pour avoir vu Aidan essayer un peu. Ce serait sans doute deux 8C d’affilée sans repos, donc clairement un next step en bloc, mais dans un style un peu plus pénible et moins chouette à grimper malheureusement. Mais j’irai d’office y faire un tour dans les années qui viennent !

Tu as connu une année 2022 incroyable, avec deux 8C+ et trois 8C. Comment expliques-tu une telle réussite cette année ?

Je crois que l’expérience joue un grand rôle. J’ai plus confiance en moi et ça permet d’aborder les blocs d’une manière plus efficace. Je gère de mieux en mieux le travail et ça facilite tout. Je crois c’est la raison principale, car le reste n’a pas vraiment changé.

Quels sont tes projets maintenant ?

Maintenant c’est focus 100% compétition pour tenter la qualif aux J.O. Après ça, j’irai faire un tour dans les autres 9A 😉


Un mot sur Gilles Charlier, le réalisateur qui a accompagné Simon Lorenzi dans cette aventure :

« Jeune réalisateur passionné de cinéma mais aussi d’aventure, de sport et de nature. J’aime apporter quelque chose de nouveau dans les vidéos de sport : un esthétisme, une histoire, une émotion. Mon perfectionnisme me pousse à aller toujours plus loin dans mon travail et à passer autant de temps que nécessaire pour que le résultat soit parfait. La passion est la clé de mon travail. Je suis toujours à la recherche de nouveaux projets passionnants ! »
@gilles.charlier
Gillescharlier.com

Notons d’ailleurs que le film sur « Soudain Seul » sortira très prochainement.

Lire aussi

Enchaîner un 8C bloc en moins d’1h30 ? Oui c’est possible !

Publié le : 21 décembre 2022 par Nicolas Mattuzzi

# Actualités PGInterviewsInterviews et portraits

simon lorenzi