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Interview exclusive avec Alex Megos, 2ème grimpeur à atteindre le 9c

- Le 10 septembre 2020 -

© Sam Bié | Patagonia

En partenariat avec Patagonia, nous sommes allés à la rencontre de l’un de ses ambassadeurs, Alex Mégos. Une belle opportunité pour revenir sur son ascension de « Bibliographie » qu’il propose 9c,  tout en faisant le bilan de ses trois dernière années de grimpe et en abordant des sujets qui lui tiennent à coeur: écologie, racisme, …


Commençons avec la grosse actualité du moment: tu es devenu le second grimpeur à atteindre le niveau 9c avec l’ascension de « Bibliographie » à Céüse. Peux-tu nous en dire quelques mots?

Tout s’est passé le dernier jour de notre trip sur Céuse. Ça ne sentait pas bon pour moi, j’étais relativement fatigué et mon premier et unique essai de la journée a été un échec. Je me suis finalement décidé à mettre un dernier run tard le soir et ça l’a fait!

Le travail de “Bibliographie” m’aura pris au total 60 jours, le tout réparti sur 3 ans. Cette voie m’a demandé beaucoup plus de travail spécifique que n’importe quel autre projet.

C’est toujours un sentiment étrange quand vous êtes le premier à travailler une voie. Vous êtes rempli de doutes et de questions. Est-ce possible d’enchaîner? Est-ce la bonne méthode? N’ai-je pas oublié une prise?

Mais indépendamment de la cotation, « Bibliographie » restera une super expérience pour moi. Ça restera une étape importante dans ma vie de grimpeur. Je remercie d’ailleurs tout mon entourage, mes amis qui m’ont soutenu dans ce projet.

Parfois les éléments semblent contre vous, mais il faut savoir provoquer et saisir sa chance !

Raconte-nous ton histoire avec « Bibliographie ».

J’ai commencé à travailler cette voie en juin 2017 un peu par hasard. Je n’avais pas d’autres projets en tête alors je suis monté dans la voie pour voir si c’était envisageable et avoir quelques sensations.

Le premier jour, il m’a fallu 90 minutes pour réussir à clipper le relais mais j’ai réalisé que, malgré tout, l’enchaînement était possible. Ce serait long, dur, mais possible!!

Après cette première semaine de travail, j’arrivais à faire la voie mais avec un gros repos au milieu. Je suis donc revenu en septembre 2017 avec l’objectif d’enchaîner « Bibliographie ». Mais après un mois passé avec Ken Etzel, je n’y étais toujours pas arrivé et je devais retourner chez moi.

Je suis revenu en juin 2018, mais le contexte n’était pas bon. Cela faisait seulement 2 semaines que je venais d’enchaîner « Perfecto Mundo » (9b+) et j’étais encore fatigué physiquement et mentalement.

J’ai dû ensuite me consacrer aux championnats du monde. J’avais prévu de me rendre à Céuse après toutes mes échéances estivales mais je me suis blessé à Innsbruck (fléchisseur de la hanche). J’ai dû me faire opérer et j’ai perdu 3 mois dans cette histoire avec la convalescence.

2019 s’annonçait bien chargé en évènements mais je me suis remis en tête d’aller enchaîner ce projet. Et comme si le sort s’acharnait, je me suis de nouveau blessé. Une rupture de poulie qui m’a mis à l’écart encore 6 mois. Puis le Covid est arrivé et je n’ai pu revenir qu’en juin lorsque les frontières ont rouvert. Il m’a fallu de nouveau deux semaines pour explorer et apprivoiser « Bibliographie » après ces deux années de séparation!

J’y suis retourné en juillet pour deux semaines et demi et j’ai fait la croix.


« Aujourd’hui, le 9c est la nouvelle norme, mais pas pour très longtemps… »


Comment se sent-on quand on annonce une telle cotation?

 Je n’ai pas aimé cette sensation ; c’était très inconfortable pour moi d’annoncer au monde “9c”. On se met à douter, on se dit que l’on est peut-être passé à coté de quelque chose dans la voie et que ce n’est sûrement pas si dur. Mais finalement, j’étais persuadé que cette voie, qui m’a coûté plus de 60 jours de travail,  était plus dure que « Perfecto Mundo » cotée 9b+.

Après, les prochains répétiteurs auront sûrement un avis différent, avec d’autres méthodes et ce sera alors intéressant  pour moi de voir si mon jugement aura été le bon ou non.

© Ken Etzel | Patagnoia

Le 9c est devenu la nouvelle norme aujourd’hui?

Sûrement oui. En escalade, la cotation est devenue un objectif plus que l’intérêt même de la voie. On constate qu’il y a de plus en plus de grimpeurs qui grimpent dans le neuvième degré et nombreux sont ceux capables d’enchaîner des 9b ou 9b+.

Même le 9c+ deviendra possible, j’en suis sûr. Avec les entraînements de plus en plus poussés et pointus, quelqu’un qui trouvera  une voie qui lui corresponde et le temps nécessaire pour la travailler, pourra, j’en suis persuadé, annoncer le 9c+ prochainement.

Aujourd’hui, le 9c est la nouvelle norme, mais pas pour très longtemps… Il n’y a qu’à regarder comment la situation a évolué en à peine 10 ans.

Par exemple, il y a 25 ans, Wolgang Gullich écrivait l’histoire avec « Action Directe », proposé 9a. Aujourd’hui, même si la voie est toujours cotée 9a, beaucoup de grimpeurs pros ont coché « Action Directe ». C’est d’ailleurs une fierté de cocher des lignes aussi mythiques, tout comme « Biographie » qui restera le premier 9a+ de l’histoire.

Dans 20 ans, « Bibliographie » fera aussi partie des voies à cocher de la même manière, car ce sera une pièce de l’histoire.


Lire aussi | L’histoire complète de l’ascension de « Bibliographie » 9c par Alex Megos


Alors que tu as privilégié les compétitions et donc la grimpe en salle ces deux dernières années, qu’est-ce que ça fait de reprendre un peu plus sérieusement l’escalade en falaise en ce moment?

C’est génial de retrouver ses sensations sur le rocher. Je n’avais pas vraiment fait d’escalade en falaise ces deux dernières années à cause des compétitions. Bien sûr, je pouvais de temps en temps grappiller une journée par-ci par-là pour aller dehors, et j’ai pris une semaine ou deux l’année dernière pour grimper en Espagne, mais par rapport à ce que je faisais avant de commencer la compétition, ce n’était pas grand-chose. Revenir en falaise m’a permis de comprendre à quel point l’escalade en milieu naturel m’avait manqué.

Comment a évolué ta relation avec la nature et les grands espaces depuis le déconfinement en Allemagne ?

Les restrictions du confinement nous ont vraiment fait comprendre à quel point il était important de passer du temps dans et avec la nature. J’ai toujours eu une belle relation avec la nature, et j’ai appris ces dernières années qu’une grande partie de mon travail consistait à la protéger. Le confinement a eu un impact négatif sur certaines zones locales, en raison du grand nombre de personnes qui sont passées de l’escalade indoor à outdoor. C’est donc d’autant plus important pour nous tous de protéger nos espaces. Pour moi, c’est mon rôle de sensibiliser les autres à ce problème.

Qu’est-ce que ça te fait de ne pas voyager pour la première fois en dix ans ? 

Je n’arrive pas à me souvenir de la dernière fois que j’ai passé autant de temps chez moi en Allemagne. Si tout s’était passé comme prévu, je serais allé en Russie pour les Championnats d’Europe et dans d’autres lieux pour l’entraînement et les compétitions. Ces dernières années, je n’ai pas beaucoup pratiqué dans le Frankenjura. J’avais déjà fait quasiment toutes les voies dures et je pensais avoir fait le tour. Être coincé à la maison m’a permis de redécouvrir le Frankenjura, avec un nouveau regard.

En passant autant de temps chez toi, tu as du redécouvrir la communauté locale de l’escalade ?

La communauté de l’escalade a toujours été très spéciale dans le Frankenjura. Le fait de passer plus de temps ici m’a donné l’occasion de me reconnecter à ce site. C’est super de voir qu’il y a des jeunes débutants qui en veulent et qui grimpent bien. Plus important encore, c’est bien de voir que la jeune génération est plus ouverte sur des questions comme l’inclusion et la reconnaissance des privilèges.

Selon toi, dans quelle direction va l’escalade ? J’ai vu le PDG de Salewa dire dans une vidéo que « la seule montagne qui continue de grandir, c’est le mur d’escalade ». Tu as passé beaucoup de temps à Tokyo, où l’escalade se pratique presque exclusivement en salle, donc j’aimerais savoir ce que tu penses de l’avenir de l’escalade indoor/outdoor.

Je suis d’accord sur le fait que l’escalade en salle va connaître un engouement bien plus fort que l’escalade outdoor. Pour la majorité des gens, la salle d’escalade reste le lieu le plus accessible.  La pratique de l’escalade se répand de plus en plus, et est considérée comme un bon moyen de rester en forme. Plutôt que d’aller transpirer sur des machines, les gens préfèrent se rendre à la salle d’escalade pour obtenir le même résultat en s’amusant.

La grimpe outdoor ne disparaîtra jamais, et sera toujours le pilier de l’escalade. Mais je suis sûr que le fossé entre l’indoor et l’outdoor va se creuser à l’avenir. Je pense qu’il y aura moins de personnes fortes à la fois en outdoor et en compétition, parce que les grimpeurs chercheront davantage à se spécialiser dans l’une ou l’autre de ces facettes de la grimpe.

Alex Megos dans « Perfceto Mundo », 9b+ | © Ken Etzel

Vers où veux-tu aller en tant que sportif, et quel impact veux-tu avoir sur la communauté du sport/de l’escalade? 

Pour le moment, j’ai l’impression d’être encore dans la phase « escalade pure et dure », et j’ai toujours envie de repousser les limites de l’escalade sportive. Mais je sais bien que ça ne va pas durer éternellement. Grâce au nom que je me suis fait dans la communauté de l’escalade, j’espère pouvoir insuffler un vent de changement. L’humanité est confrontée à de nombreux problèmes, le plus grave étant sans doute le changement climatique, et je pense que les gens doivent comprendre que nous sommes tous concernés. J’espère pouvoir sensibiliser plus de gens à cette cause, et leur servir d’exemple.

Selon toi, combien de temps vas-tu continuer à grimper à ton meilleur niveau, et qu’est-ce qui te motive à part réussir une ligne ?

Ce n’est pas une question facile. J’ai l’impression que dans l’escalade, je continue à progresser. Avoir le bon état d’esprit, c’est une des choses les plus importantes quand on grimpe dur. Et parfois, ce sont l’âge et l’expérience qui permettent de parvenir à cet état d’esprit. C’est pourquoi j’ai confiance dans mes capacités à repousser mes limites les prochaines années. Je commence aussi à prendre de plus en plus conscience du fait qu’il y a des choses importantes, et même précieuses, en dehors de l’escalade. Essayer de passer un message sur les valeurs, les problèmes et les solutions possibles est de plus en plus motivant pour moi.

L’escalade occupera toujours une place importante dans ma vie mais peut-être qu’à l’avenir je trouverai aussi d’autres moyens d’inspirer les autres.

Tu as récemment parlé sur les réseaux sociaux du racisme dans l’escalade, et déclenché un gros débat avec des opinions très tranchées. Qu’est-ce qui t’a décidé à le faire ?

Mon ami Liam Lonsdale, qui est à la fois grimpeur et photographe, a lancé une campagne baptisée The Climber’s Pledge, qui demande aux membres de la communauté de grimpeurs de s’engager à accomplir un certain nombre d’actions. Elle vise à comprendre l’expérience des personnes noires et des groupes sous-représentés dans les salles d’escalade et en outdoor, et à se servir de notre influence pour s’opposer au racisme des marques, des sponsors et dans les salles d’escalade, et à dénoncer le racisme à chaque fois qu’il se manifeste.

Par le passé, je ne me suis jamais considéré comme quelqu’un de raciste, mais, en fait, en tant que membre blanc et privilégié d’un système, je contribue au problème, que je le veuille ou non, consciemment ou non. J’ai passé du temps à réfléchir à ces questions, et à me documenter, c’est pourquoi j’ai pensé qu’il était important que je m’exprime à ce sujet.

Mes commentaires ont suscité un débat très vif, ce qui est une bonne chose selon moi. En particulier chez les plus jeunes, il y a une véritable volonté de voir le monde différemment et de comprendre les opinions et les luttes des autres.

Quelle influence le fait d’être ambassadeur pour Patagonia a-t-il eu sur ta réflexion sur l’écologie et les sujets qui y sont liés ?

Quand je suis devenu ambassadeur Patagonia, j’avais 17 ans. J’adorais grimper, c’était une véritable obsession. Mes parents m’emmenaient toujours dehors quand j’étais petit, donc je ressentais un lien fort avec la nature et l’environnement. J’ai toujours été en faveur de sa protection, mais je n’aurais sans doute pas fait grand chose pour lutter activement. J’étais juste trop obsédé par l’escalade, qui me semblait plus importante que le reste à l’époque. Je partageais les campagnes environnementales de Patagonia sur les réseaux, mais parce que je pensais que c’était la bonne chose à faire, et non pas parce que je ressentais le besoin de sensibiliser les autres à la crise que nous connaissons.

En vieillissant et en partageant davantage de campagnes, en regardant d’autres films Patagonia, j’ai mieux compris l’impact environnemental provoqué par les humains, et cela m’a fait évolué d’une certaine façon. L’escalade est toujours terriblement importante pour moi, mais au cours des dernières années, j’ai réalisé que d’autres choses l’étaient aussi. Et l’environnement est sans doute la chose la plus importante dont nous devrions tous nous soucier.

Grâce à Patagonia, j’ai compris plus rapidement qu’il fallait agir. Et heureusement, parce que le temps presse…

Publié le : 10 septembre 2020 par Charles Loury

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