Thomas Ferry, préparateur physique en escalade, s’est lancé dans une web série où il nous raconte sa vie de coach, les hauts et les bas, le tout saupoudré d’une grande passion. Découvrez le chapitre 7, qui traite une nouvelle fois… de mental. Bonne lecture!
Un dimanche soir comme quelques autres. L’heure du repos. Face à la télévision. Un film. Un film qui ne m’attire pas vraiment et pourtant une partie de mon cerveau me dit « si, vas-y, regarde un peu ». Un dimanche soir surtout qui clôture un weekend de compétition. J’ai donc écouté cette petite voix intérieure, encore bien présente, et j’ai regardé ce film, entièrement.
Lucy, de Luc Besson.
Non, je ne m’aventurerai pas dans la peau d’un chroniqueur de cinéma.
Encore bien animé par le tourbillon tournicotant des finales du jour, je n’ai pas réussi à m’extraire de ce piège, de ces images intrigantes, piquantes, brûlantes. Je n’ai pas réussi à déconnecter complètement du weekend. Je n’ai pas réussi à regarder pour regarder, à apprécier ou critiquer. Ce divertissement du soir m’a remué. Questionné au plus profond de mon être. Était-ce l’objectif du film ? Luc Besson a-t-il souhaité cela, sur fond de moderne violence ?
Le voyage cortical commence, mettant immédiatement sur le plateau les 10% de notre cerveau que nous utilisons réellement. Voilà même qu’on nous compare aux dauphins, animaux capables d’utiliser 20% de leurs capacités. Et nous ? Et nous, que se passerait-il si nous parvenions à atteindre ce pourcentage ? De grands méchants aux yeux bridés parviennent à extraire des molécules de CPH4, un nom inspiré de la réalité. Et vous savez quoi ? Ces molécules peuvent doper notre cerveau, au moins celui d’une actrice qui passait par là par hasard. Le décor est posé, et encore une fois le fantasme du « % » est relancé, inspirant les auteurs, les scénaristes depuis de nombreuses années. Lucy, mais aussi (entre autres) Limitless ou Inception.
Pourtant ce n’est pas mon rôle de prouver qu’il s’agit d’une croyance, d’un mythe fondé sur l’incompréhension de quelques journalistes à l’époque de la mise en évidence des cellules gliales, ou de mauvaises interprétations au sujet d’Einstein. Je ne suis ni scientifique, ni chercheur, ni spécialiste du cerveau. Et je ne sais que ce que j’ai lu sur le sujet. Je ne crois que ce que j’ai lu. Ne pas prouver ne signifie pas ne pas avoir d’avis. Bien sûr, je crois que nous utilisons bien plus que 10% de notre cerveau.
Alors évidemment, je vais m’aventurer sur un autre terrain que la science. Au fil du film, on découvre ce que nous pourrions faite avec quelques pourcents de plus. C’est là que je me suis vraiment questionné. Voilà qu’avec ces molécules on est capable de ressentir davantage, d’aller chercher des émotions, des souvenirs d’enfance, des sensations. D’imaginer. De se replonger. Étrange que le scénariste ait pensé à cela. Étrange que cela fasse fantasmer. Étrange que cela paraisse finalement si difficile, si loin de nous. Étrange que la science-fiction rêve d’émotions.
Nous sommes des êtres émotionnels, et non rationnels. Seules les émotions sont en mesure de balayer la raison. En permanence. Accepter que l’avion soit le moyen de locomotion le plus sûr du monde ne vous empêchera pas de le fuir s’il s’agit d’une phobie. L’occident nous plonge dans un tout autre mythe, celui des parties gauche et droite du cerveau. Bien plus qu’un mythe, une véritable croyance. L’occident, quelque soit la définition qu’on lui donne, donc la France. Ou comment justifier les automatismes de nos fonctionnements, ces côtés basiques, ces airs de déjà-vu, à vouloir chercher les recettes qui marchent, à fuir les nuances. La France se sert de son cerveau gauche, comme toutes les sociétés occidentales. Pourtant, la réalité serait bien trop déstabilisante sur le sujet. Voilà une bien belle excuse que ce cerveau gauche, pour ne pas dire qu’on oublie peut-être un peu d’utiliser notre cortex préfrontal, notre vraie intelligence. Cerveau gauche ou pas, une émotion est capable de tout remettre en question.
Alors nous faut-il des molécules de style CPH4 pour ressentir, vibrer, gérer, apprendre ? Les sportifs de haut niveau sont-ils des Hommes dépourvus d’émotions ou sont-ils simplement capables de mieux les gérer ? Si la fiction nous plonge au cœur de nos sensations, est-ce que cela signifie que la majorité des Hommes est incapable de les ressentir, de s’en servir, de les amplifier ? Parce que oui, dans ce film, Lucy ressent du positif, c’est important de le souligner. Nous, pays de l’antidépresseur, avons-nous oublié à un moment de notre vie d’apprendre à nous servir de notre cerveau de manière positive ? Avons-nous été trop vite ? Avons accordé trop d’importance à la logique, aux recettes miracles ? Les territoires automatiques sont importants, vitaux même. Faire des listes, prévoir, c’est bien. Avoir des convictions, des avis tranchés, c’est super aussi. Savoir s’écouter, percevoir, ressentir, c’est tout aussi bien. Stimuler notre cortex préfrontal, de temps en temps, c’est savoir réellement improviser, c’est être en mesure de bloquer le stress négatif. Et pas besoin de molécules de CPH4 pour cela. Pas besoin d’augmenter les « % ». Il suffit parfois d’une phrase pour accéder à tout cela. Verbaliser l’action plutôt que de décrire ses effets. Nous avons tellement d’informations à disposition dans notre mémoire. Mais nous passons à côté pour aller vite, toujours plus vite. En quête de ce que nous appelons « l’essentiel ».
Ce film m’a questionné en ce sens. Pourquoi avons-nous du mal à accéder à nos émotions positives ? Comment y parvenir ? Que savons-nous sur notre cerveau ? Que sommes-nous prêts à entendre ? Sommes-nous tout simplement prêts à accepter ? Qu’est-ce que cela peut nous apporter ? Posez-vous cette question : comment décrivez-vous le bonheur ? Avec quels mots ? Quel vocabulaire. On pense avec les mots qu’on nous donne. Nous exploitons les émotions que nous connaissons. Le cerveau retenant plus facilement le négatif, il est important d’aller aussi chercher des mots positifs. Je croise tellement de sportifs incapables de décrire le bonheur, et en mesure de me donner un champ lexical inépuisable sur la tristesse ou la colère.
En fait, qui nous apprend à nous servir de notre cerveau ?
Nous sommes bien loin des planifications, des séries, répétitions, et autres temps de repos. Je n’envisage pas mon métier sans une approche globale de l’entraînement, le plus difficile étant de faire passer des messages, au bon moment. De leur donner du sens, de garantir leur compréhension. Étant un grimpeur modeste, je me mets souvent à la place des personnes qui me voient, un jour en pleine séance avec un mutant de la grimpe, et le lendemain en train de batailler seul dans un bloc facile. Qu’est-ce que je peux bien apporter à ces sportifs, si ce n’est physiquement ? Cet après-midi, je serai avec Hélène pour un travail sur les sensations. Demain avec une partie de l’équipe de France, nous échangerons sur une sorte de CPH4 mentale. Nul doute. Voilà peut-être une partie de ce que je peux apporter, non pas des prises et des méthodes, mais un travail plus intérieur. Plus profond. Positif. Un bon entraîneur n’est pas un entraîneur de sportifs de haut niveau. C’est un entraîneur qui a quelque chose à apporter. Parfois, un tout petit quelque chose permet de franchir un cap, ou de redresser la barre. Moi, j’apporte de petits quelques choses. Les sportifs que je suis sont autonomes. Je ne les fais pas progresser dans leur grimpe, mais dans la performance. Je n’ai pas le niveau de faire progresser en grimpe. Et je crois que ce n’est pas ce qu’on me demande.
Alors, aujourd’hui, j’aimerais sincèrement remercier tous ces entraîneurs de clubs, parfois bénévoles, qui me livrent sur un plateau des grimpeurs d’exception, à qui il manque de petits quelques choses. Si on me confiait demain un grimpeur débutant et qu’on me demandait de l’accompagner jusqu’au plus haut niveau (le sien, quel qu’il soit !), je serais prêt à parier que je n’y parviendrai pas. Pour l’heure, je m’en vais donner un peu de CPH4 à Hélène.