L’entraînement dans la peau, chapitre 6 : détournement de fond
Thomas Ferry, préparateur physique en escalade, s’est lancé dans une web série où il nous raconte sa vie de coach, les hauts et les bas, le tout saupoudré d’une grande passion. Voici le chapitre 6 ci-dessous. Bonne lecture!
Ainsi se terminait le précédent chapitre : « Chapitre inutile ? »
Oser la métaphore entre l’entraînement et la musique, en voilà une idée ! Loin des secrets, loin des recettes miracles, très loin de ce qu’on trouve sur la toile. Alors j’imagine que bien des grimpeurs se sont demandé ce que venait faire cette thématique au beau milieu de la grimpe. Évidemment. En fait, le Thomas, il a complètement craqué. Alors, chapitre inutile ?
Pas si sûr. L’entraînement dans la peau, c’est une volonté de vous faire partager mon quotidien, mes réflexions, mon expérience, ma vision désormais un peu particulière de l’entraînement. La faculté pose des bases, les études soulignent des points importants, les rencontres questionnent. Depuis maintenant quelque temps, je me penche sur ces fameuses « suggestions », ces portes qu’on montre aux sportifs, et qu’ils choisissent de franchir, ou non. Comment les amener ? Comment les faire passer ? Comment les enchaîner ? Trouver le moment, les mots, l’état. Jouer avec les émotions, les confusions, les sensations, par exemple. Bref, ça sent un peu l’hypnose tout ça. D’ailleurs ce mot, « suggestion », est fortement relié à cette pratique.
Les suggestions directes ou indirectes, surtout indirectes me concernant. Jouer, m’amuser, tenter, sourire, tendre des perches. Et si nous, les « coachs », on pouvait suggérer à un sportif un état de forme, une piste à suivre ? Je me répète, dans toute planification on suggère déjà un niveau de performance à un instant t. Mais pouvons-nous aller plus loin ?
Avant cela, il me faut revenir sur l’hypnose, outil bien à la mode en ce moment (en thérapie et en préparation mentale, et qui souffre souvent d’une image dévalorisante liée aux spectacles). Je connais des hypno thérapeutes exceptionnels et des psychologues qui ne cessent de me répéter que rien n’est prouvé de ce côté-là. « Si » me disent les premiers, « absolument pas » répondent les autres. Alors, c’est quoi l’hypnose ? Il me semble qu’il n’existe pas vraiment de définition officielle. Je crois qu’on pourrait la définir comme une technique permettant de faire passer des suggestions facilement. Dans ce cas, tout est hypnose, n’est-ce pas ? Ne dit-on pas que l’essentiel c’est de croire, et non de savoir ? Les magnétiseurs, les coupeurs de feu, les fleurs de Bach qu’on choisit sur une liste avec l’émotion correspondante, pourquoi pas l’homéopathie. Si on y croit, si on accepte la suggestion de guérir, de changer, de grandir, d’évoluer, ça fonctionne. J’ai fait de nombreuses planifications à l’aveugle avec des sportifs, sans objectifs particuliers, juste en leur demandant de me donner leur état de forme régulièrement. Il existe quelques petits hauts, et quelques petits bas, mais rien d’étonnant. En revanche, dès que j’ai repris la main sur la planification, en disant des phrases du genre « tu arrives à la fin, j’espère que tu as de beaux projets », le niveau s’est toujours envolé d’un coup, comme une libération. Est-ce pour autant de l’hypnose ? Peut-on suggérer sans hypnotiser ? Au contraire, est-ce que l’hypnose est un état de tous les jours ? Et si on va encore plus loin, est-ce important de juger les gens sur leur religion, si finalement ils en retirent toute la quintessence ? Songez un instant à toutes ces rencontres, tous ces moments éphémères qui ont changé votre vie positivement, un paysage, un(e) inconnu(e). Nous sommes bombardés de suggestions depuis notre naissance, on en choisit certaines. Hypnose ou pas hypnose.
Chacun d’entre nous est plus ou moins réceptif. Chez certaines personnes, si on choisit la bonne porte, on peut rapidement faire passer des suggestions ; pour d’autres il faut y aller petit à petit. Alors c’est quoi ces histoires de spectacles ? On suggère à des spectateurs que deux doigts vont se coller par exemple, ces gens-là représentent environ 10% de la population, et le pourcentage augmente si l’hypnotiseur est connu. On choisit donc toutes les personnes réceptives, et on tente une autre suggestion, et puis une autre. À la fin, il reste « l’élu », celui dont tout le monde va se moquer (même si on peut partir du principe que se déplacer sur de tels spectacles, c’est accepter cela). Là encore, on trouve quelques débats. Est-ce que les effets de l’hypnose sont plus intéressants lors d’une transe profonde ou légère ? Est-ce que l’état hypnotique suscite le sommeil, ou est-il un état de veille ? Finalement, ça en fait des questions ! Ce qui se passe dans les spectacles, ce n’est possible que pour une partie de la population, des hommes et des femmes capables d’imaginer de belle manière.
Alors j’en viens à l’hypnose conversationnelle, et encore la speed hypnose. Tout va plus vite, tout se passe sans jamais prononcer le mot « hypnose » parfois. Ce ne sont que des jeux, des détournements. On parle de concentration, et en passant d’un sens à l’autre on sature la conscience. Du coup, on change d’état mental. Et puis, encore une fois, on passe d’un mode reptilien automatique à une partie du cortex préfrontal, siège de l’inconscient si cher aux hypno thérapeutes. Mais le cortex préfrontal, plus réfléchi, plus adaptatif, ce n’est pas uniquement notre inconscient. On sait que la curiosité par exemple est un moyen de passer du mode automatique au mode préfrontal. Et donc qu’il est aussi possible de faire passer des suggestions. Alors, toujours hypnose ?
Je déteste les mots « hypnose » et « transe », que je ne prononce jamais. Je les trouve agressifs, et trop chargés en croyances négatives. C’est personnel. Pourtant, « vendre de l’hypnose », c’est déjà garantir que le patient ou le sportif va se mettre seul dans un état de conscience modifié, par anticipation, surtout la première fois en se rendant au « cabinet ». Je ne suis pas en mesure de définir quoi que ce soit, de prétendre, d’imposer, de convaincre, mais je sais que l’hypnose c’est avant tout de la communication et de l’observation. Le sportif est-il en ce moment réceptif, est-il prêt à recevoir une suggestion, a-t-il envie de franchir cette jolie porte, maintenant ou plus tard ?
Cela fait deux ans que je me penche sur les blessures, et que je tente de rassembler des études et des témoignages sur la rééducation couplée à de l’imagerie mentale. On trouve des données très intéressantes, notamment des gains plus rapides sur la mobilité articulaire, la limitation de la dégradation de la force, des progrès en souplesse etc. Imagerie ou hypnose ? Imagination ou suggestions ? Poser un protocole, donner les objectifs de travail, n’est-ce pas déjà suggérer un petit quelque chose ? J’ai vu directement les effets de l’hypnose, j’ai moi-même répondu à des suggestions alors que je ne suis pas du genre à lâcher-prise facilement.
J’en arrive au cœur de cet article. La préparation mentale apeure souvent les sportifs, on s’attend à faire des situations complexes, compliquées, nous sommes bombardés de mots insupportables du genre sophrologie, PNL, hypnose (et tous ces dérivés), mindfullness, cohérence cardiaque etc. Pourquoi ? Est-ce pour gagner en crédibilité, est-ce un complexe d’infériorité ? Est-ce pour donner l’impression de maîtriser des techniques inaccessibles ? Est-ce pour le côté commercial ? Est-ce pour s’imposer en tant que gourou ? Est-ce tout simplement un manque de communication auprès du grand public ?
Alors peu importe la méthode, la technique, je crois aux suggestions, à la simplicité de la préparation mentale, aux métaphores, aux jolies pensées, aux contre-pieds. Je repense par exemple à Matthieu et cette image d’être dos au mur avant chaque échéance. Eh bien, tu es grimpeur, non ? Retourne-toi et grimpe, fais ce que tu sais faire de mieux. Oui, Jonathan, tu m’as tant appris, et tu m’apprends encore (autosuggestion ?). Oui, des enfants de 10ans me regardent parfois en pleine séance en se demandant pourquoi leur bras monte tout seul. Oui, nous sommes capables de nous concentrer suffisamment pour transformer mentalement le goût d’un chewing-gum à la menthe en goût citron (tant d’études à l’aveugle montrent cela avec des yaourts nature colorés en jaune, en rouge etc.). Et quand on arrive à faire ça, alors on peut faire passer d’autres suggestions, plus intéressantes ! Parfois on arrive à trouver cet état tout seul. D’autres fois, on nous prépare le terrain. Comment ? Il n’existe aucune méthode officielle, l’essentiel étant d’être suffisamment attentif à des signes « basiques » de communication. Un changement de couleur de peau, un champ lexical utilisé, une déglutition qui se modifie, un effet miroir qui s’entretient (par exemple si vous croisez les jambes et qu’en face la personne fait de même). On peut s’amuser avec les souvenirs, les sensations, des confusions, des monologues ennuyeux, en fait des milliers de méthodes, avec pour principe de toujours rester à l’écoute.
Des choses simples, des messages, des suggestions indirectes ?
Dès la mise en ligne du chapitre 5 et de la vidéo, je me suis empressé de dire à mon vieux compère Gilou (déjà cité en tant que kiné dans un précédent chapitre) que tout cela n’était qu’une suggestion indirecte pour une personne précise : Caroline. Et que le chapitre n’était qu’un prétexte pour amener (je l’espérais) rapidement le suivant (celui-ci !). Alors voilà, c’était un message caché pour Caroline, simple, une porte à ouvrir, ou pas. Il a fallu lui montrer le possible passage, lui donner du sens, par mail, au téléphone. Une vidéo si peu intéressante (et faite trop rapidement pour être intéressante artistiquement) n’allait pas forcément attirer les foules sur Internet. Elle avait un objectif particulier, préparer ces lignes et permettre à Caro de jouer différemment. Alors, que suggère cette vidéo ? Que même à distance je comprends sa grimpe, je perçois sa philosophie, son sens du mouvement. Que même à distance elle peut compter sur moi, que nous formons une équipe. Que même à distance j’avais la possibilité de me caler sur ses envies, ses projets. Que même à distance je pouvais l’aider, qu’elle pouvait me faire confiance (avec dès le début des phrases du genre « j’ai hésité à t’appeler »). La période qui a suivi a été assez magique car bon nombre de suggestions sont passées par rapport à la planification en préparation physique. J’avais un immense sourire intérieur. Et j’attendais ce moment, une perf qui tombe enfin, en attendant un autre projet. Mais il fallait aussi s’éloigner temporairement du projet initial (je ne rentrerai pas dans les détails). Alors qu’on se le dise, c’est bien à Caroline que revient tout le mérite de ce 8B bien « rési ». Voilà notre travail, offrir des possibilités positives. Mais nous ne faisons rien d’autre, ce sont bien les sportifs qui perfent ! C’est à cause de nous qu’ils doutent, mais pas grâce à nous qu’ils réussissent. C’est en tout cas ma vision. Alors, bravo Caro ! Vivement la prochaine étape !
Avant de conclure, j’aimerais revenir sur quelques points importants.
1 Ce sont les sportifs qui réalisent les performances.
2 On entend trop souvent des entraîneurs s’attribuer les victoires. C’est valable pour d’autres professions : j’ai déjà entendu des ostéopathes (par exemple !) dire qu’un tel avait réussi grâce à eux.
3 La préparation mentale est un travail de tous les jours, simple, régulier, positif. Peu importent les noms et la forme que cela prend. Patience et confiance…
4 Il faut cesser de critiquer le travail des entraîneurs et préparateurs de l’ombre, de les comparer à ceux qui sont sur le terrain. Agir à distance nécessite parfois de formaliser davantage, de garder des traces, d’actionner des leviers de l’ombre. Il est impossible de tout faire à distance, mais il est possible d’accompagner malgré tout ! Et puis, sur le terrain, imaginez-vous seulement tous les problèmes de communication au quotidien ? Entraîneur / entraîné, entraîneur / parents…
5 On n’apprend pas tout à la fac ni en passant son diplôme d’entraîneur. C’est aussi pour cela que dans certaines entreprises on évalue les collaborateurs sur des savoirs-être. Tout n’est pas que compétences. J’apprends encore chaque jour, et chaque jour je progresse un peu plus du point de vue « mental ». C’est un équilibre à trouver, entre paroles et silence. Et le travail à distance est formateur.
Caroline, repense à nos échanges, aux différentes suggestions. Repense aux personnes que tu as citées, à Eline la grimpeuse musicienne. Aux mots que j’ai prononcés. Relis les mails.
Et puis, je ne peux que citer mon ami Péo, qui a réalisé le même week-end que Caroline le second 8A de sa vie. En revenant d’une entorse qui l’a privé de grimpe pendant un moment. Y a-t-il eu des suggestions derrière tout cela ?
Un immense merci à Jonathan, encore une fois. Tu incarnes la modernité en préparation mentale. Hypnose ou pas hypnose, peu importe. Je crois aux suggestions. Et il m’a fallu tellement de temps pour comprendre ce qu’elles signifiaient ! Écouter l’Autre, l’observer, l’accompagner. Pourquoi vouloir toujours mettre des mots, pourquoi vouloir toujours comprendre ? Vivons les moments, acceptons la nouveauté, l’originalité, les décalages, loin des méthodes trop ordinaires. La vérité n’existe pas. Pas pour moi. Pas tant que j’aurai une sensation étrange dans le ventre en pensant à l’infini, à l’infiniment grand. Est-ce possible d’aller toujours plus loin dans l’univers ? Et en nous ?
Le mental ne fait pas tout, mais c’est un beau support. Un socle. Profitons-en, on a cette chance !
- Les autres chapitres disponibles sur prepagrimpe.com