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L’entraînement dans la peau – Chapitre 1 : avant-goût (et odeurs…)

Thomas Ferry, préparateur physique en escalade, se lance dans une web série où il nous racontera sa vie de coach, les hauts et les bas, le tout saupoudré d’une grande passion. Voici le premier chapitre ci-dessous. Bonne lecture!

Imposture. Chance.

Deux mots qui ont évolué au fil des années. Deux mots qui n’ont plus du tout la même odeur. Deux mots qui m’inspirent. Car dans une partie de mon cerveau, j’imagine qu’ils parfument certaines zones inaccessibles. Conscience et inconscience. Conscience et non conscience ? Voilà une série de questions passionnantes : que se passe-t-il dans la tête d’un sportif ? Comment se créent les connexions ? Quels mots s’associent entre eux ? Avec quelles images, quels sons, quelles sensations ? Et les émotions dans tout cela ?

Je ne peux répondre à ces interrogations. À vrai dire, j’espère ne jamais pouvoir théoriser totalement pour réussir, suivre et demander d’appliquer, dicter et affirmer. Car en plus d’être imposteur et chanceux, je suis vulnérable. Un entraîneur doit (paraît-il) être solide, inspirer confiance, il doit savoir ce qu’il fait, où il va, et de quelle manière. Est-ce contradictoire ?

Imposteur. Chanceux. Vulnérable. Et si je poursuivais la liste ?

Je m’appelle Thomas Ferry. Je suis entraîneur ou presque. Imposteur parce que je trompe par de fausses apparences. Chanceux parce que certains sportifs que je suis réussissent merveilleusement bien. Vulnérable, car je suis imparfait, et que du même coup je deviens une cible facile. J’ai toujours eu le choix. Accepter ou contrer. Fuir ou faire illusion. Une seule certitude pourtant : j’ai l’entraînement dans la peau. Alors, lorsqu’on m’a proposé d’écrire quelques articles sur l’entraînement, j’ai accepté volontiers, tout en connaissant mes limites, depuis le début. Ou plutôt ma limite : comment tenir pendant des années, sans tourner en rond, en proposant des sujets variés ? Parce que je savais que c’était impossible, je l’ai fait. Un air de déjà vu, n’est-ce pas ? Il manque pourtant un brin de négation dans cette phrase de Mark Twain : « ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ». Tout est une question de point de vue, et de sujet. J’ignorais qu’il me serait un jour possible d’écrire librement sur l’entraînement. Aujourd’hui, sans même me préoccuper du nombre potentiel de lecteurs, sans aucune barrière (ni dans le contenu ni dans le temps), je vous propose de plonger au cœur de ma vie d’entraîneur. Les chapitres s’écriront au fil des victoires, des apprentissages, des remises en question, des états d’âme, en prenant des exemples réels de mon quotidien. Du grimpeur du lundi soir à celui du mercredi après-midi, du bleausard au falaisiste en passant par le haut niveau, j’écrirai selon mes envies. Les thématiques seront nombreuses, des neurosciences aux tableaux Excel, de la physiologie à la manière de communiquer, entre connaissances et expériences. Il ne s’agit donc pas d’une autobiographie. Je vous présente ceux qui me font vibrer au quotidien, qui m’occupent et me préoccupent. Que vous soyez grimpeur, curieux, ou entraîneur, j’espère à travers ces chapitres vous faire passer d’autres messages que « le gainage c’est comme ça », ou « pour progresser en rési, il faut faire ainsi ».

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Pendant de nombreuses années, nous avons grandi avec l’idée que nous perdions des milliers de neurones dans notre cerveau. C’est vrai, et il le faut. Mais ce que nous ignorions, c’est que sous l’influence de pensées, d’images, d’émotions par exemple, il était possible de donner vie à d’autres neurones, et de multiplier leurs synapses. L’olfaction, voilà pourquoi je débutais ce chapitre avec l’odeur de quelques mots, semble jouer un rôle décisif dans cette plasticité, puisque de nouveaux neurones se créent en permanence dans la zone « olfactive » (je résume…) de notre cerveau, avant de migrer (de quelle manière ?) vers d’autres aires corticales. Le calme ou la réflexion par exemple, permettent d’entretenir, voire de démultiplier nos connexions synaptiques. L’écriture d’un journal intime, fortement associée aux émotions, serait pour de nombreux spécialistes du cerveau, un excellent moyen d’améliorer nos connexions, et donc de progresser au quotidien. Est-ce une piste de travail en imagerie mentale ? Souvent nous accordons de l’importance à la vue, au kinesthésique, à l’ouïe. Qu’en est-il de l’olfaction ? Faudra-t-il proposer aux sportifs des odeurs et senteurs avant certaines séances d’imagerie mentale ? Créer un cheminement virtuel vers des aires corticales essentielles ? Nul doute que je me pencherai sur la question dans les prochains mois. C’est tentant. Les neurosciences me passionnent depuis toujours, et ce qu’elles sous-entendent. Je peine à imaginer l’infiniment grand, je fais attention (régulièrement) à choisir mes mots lorsque j’écris, je parle. Non pas pour « faire bien » ou « écrire en bon français », mais pour suggérer des idées, des associations de mots. Si Freud a choisi de se pencher sur l’inconscient et non sur le conscient, c’était sûrement par « facilité ». Qu’est-ce que la conscience ? « Interrogation quasi impossible, dans la mesure où c’est justement notre conscience qui se la pose » (Patrice Van Eersel). Notre cerveau est capable de nous projeter dans les projets les plus fous, de croire et faire croire, de simuler, créer, inspirer, aimer, dynamiser, progresser. L’entraînement, la théorie, les modèles ont leurs limites. À nous, entraîneurs, de trouver les clés pour faire gagner. À nous de permettre aux sportifs d’aller chercher des ressources puissantes et adaptées, inconsciemment ou non.

Pour bien comprendre tous les chapitres qui suivront, je vais maintenant revenir sur ces trois mots à l’odeur si alléchante, pour moi.

Imposture

Environ trois fois par mois (parfois plus…parfois moins…), je me rends dans une salle d’escalade. Un sport « anti-moi », à l’évidence, qui m’a surtout permis à une époque de progresser en montagne. Je grimpe peu, et ce qui me plaît surtout, c’est de sentir le grain du rocher ou de me poser lamentablement sur les gros tapis de la salle, avec comme objectif principal de papoter avec mes amis. Mes vrais amis, ceux qui savent. Car je croise surtout ceux qui ne savent pas, qui me parlent de mon site Internet Prépagrimpe en ignorant que j’en suis l’auteur. Parfois j’entends parler d’un article, et pas toujours positivement d’ailleurs ! On me donne de nombreux conseils, y compris physiques, et je suis loin d’être exemplaire dans mon investissement. Je suis le roi des « on va essayer », « c’est trop dur pour moi » ou autres « bah c’est pas pour moi ». Je ne suis pas un grimpeur. Voilà l’imposture, celle qui m’a questionné à de nombreuses reprises. Dois-je me présenter, m’affirmer, avouer, parler, échanger ? La vérité, au fond de moi, c’est que je suis forcément un peu grimpeur, ayant sorti par exemple quelques blocs dans le 7 à une époque. Alors parlons plutôt de croyance limitante : je ne suis pas fait pour l’escalade. Pas souple. Pas de force. Fragile des doigts. Pour ne citer que ça. Un bon préparateur mental me dirait d’identifier cette croyance, et de la détruire. Sauf qu’elle me plaît finalement assez bien. L’escalade que j’aime ? Grimpouiller, papoter, partir dans de grandes envolées faciles en moyenne montagne.

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Et pourtant, je suis tombé amoureux de l’entraînement en escalade (par hasard, mais là n’est pas le sujet). Ce sport m’a donc fait prendre une décision incroyable : tout faire pour m’investir pleinement dans ce milieu. Aujourd’hui, on pourrait y voir cette imposture de taille : comment puis-je préparer à la compétition des sportifs de haut niveau en étant aussi mauvais grimpeur (oui, la période du 7 est révolue et quand bien même elle serait encore d’actualité, le 8 ou 9 manquerait) ? Les uns diront que ce n’est pas le niveau du coach qui compte, alors que d’autres diront que je suis…un imposteur. Éternel débat. Mais l’imposture n’est pas forcément celle que l’on croit, et cette douce odeur que je respire chaque jour me régale. L’imposteur n’est donc pas celui qui entraîne, mais celui qui ne grimpe pas vraiment. Car dans une salle, j’observe en permanence. Des comportements, des visages, des tensions, des réactions, des placements. Et je me désintéresse totalement de ma grimpe, puisque je suis là pour discuter et passer du bon temps, avant tout. Oui, j’ai l’entraînement dans la peau, et désormais mon cerveau fait la nuance. « Imposture » : ce mot a priori péjoratif me rend en réalité plus fort. Discret, secret, idéalement placé dans l’ombre, sans être dérangé. Et croyez-moi, c’est un délice de vivre ce que vivent les grimpeurs de mon niveau. Car si un grimpeur de 9a peine à distinguer le 5c du 6b, je sais le faire.

Chance

Au début, lorsque j’ai commencé (évidemment avec une mauvaise idée de ce que pouvait être l’imposteur que j’étais), je ne cessais de me dire que j’avais de la chance que tel ou tel sportif fasse ce résultat, à ce moment-là. Attention, il ne s’agit pas de dire que c’est la réussite qui a permis aux grimpeurs de réussir, surtout pas, mais de contempler à un instant précis ce qui se passe et de se dire « je suis content que ce résultat tombe sur moi, car ça aurait pu être avec un autre entraîneur ». Parce que bien sûr, quand j’entraîne ou prépare, je ne doute pas des sportifs. Pour moi, ils vont atteindre leurs objectifs de toute façon. Oui, j’ai de la chance, et encore hier, ce dimanche 5 juin 2016, après les championnats de France de difficulté.

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À nouveau, il faut aller plus loin, plus intérieurement. La question n’est pas de dire si j’ai ou non de la chance dans ces moments, et encore moins de me défendre ou de me rassurer. Et là, je replonge dans les mots de Sam Sumyk, entraîneur discret de Garbine Muguruza, gagnante ce samedi 4 juin 2016 de Roland Garros face à la tenace Serena Williams. À la question de Nelson Montfort concernant les autres tournois à venir (et donc la possibilité de les gagner), il a répondu de manière très originale. On verra, c’est déjà bien d’avoir gagné celui-là. Pessimisme ? Défaitisme ? De la chance, il en faut forcément un peu pour réussir, pour gagner. La question que tout entraîneur doit se poser, ce n’est pas de savoir s’il a une vraie responsabilité dans une victoire, s’il était là au bon moment ou pas. Non. Deux questions font avancer :

1 Comment avons-nous provoqué cette chance ?

2 Comment allons-nous provoquer la chance ?

Questions sans réponses ? Revenons à la définition de la conscience. Qu’est-ce que la conscience, comment pouvons-nous agir dessus ? On ne peut évidemment rien prévoir, surtout pas les victoires. Mais, là, quelque part, dans notre cerveau, au niveau inconscient, n’y aurait-il pas quelques connexions qui auraient pu faciliter le déroulement de ces moments ? Sam Sumyk savoure. En le regardant, on entrevoit ce qu’il vit à ce moment-là de l’interview. Les futurs tournois ? Ce ne sera pas qu’une question d’entraînement. « Nous avons encore du travail », « on va continuer à s’entraîner durement » on entend si souvent ces mots… plus les années passent, et plus je me détache de ces phrases trop parfaites. Parce que je sais que dans chaque victoire quelque chose nous échappe. C’est ce qui la rend belle. L’important n’est donc pas de comprendre, mais d’explorer le chemin pour y parvenir.

Vulnérabilité

Écrire un article, de manière « conventionnelle » ou non, c’est par exemple faire un état des lieux des connaissances, transmettre des savoirs, donner le pour et le contre, ou orienter vers un angle de vue. Il faut donc de l’expérience et du temps pour faire passer les bons messages. Si l’exercice expose facilement à la critique (surtout que c’est gratuit !), l’auteur peut toujours assumer pleinement ses mots, ses sources, ses opinions. Et à vrai dire, il le faut ! Les lecteurs recherchent souvent la perfection dans un article, plus en terme de contenu que sur la forme. Comment bien s’étirer. L’échauffement parfait. Progresser en gainage. Mieux tenir les prises. Si ces articles sont indispensables, au risque de « tourner en rond » au fil des années (car on trouvera toujours des grimpeurs en plein questionnement sur l’entraînement), ils nous ôtent une part de vulnérabilité pourtant essentielle dans la recherche de la performance. Un entraîneur, à mon avis, ne doit pas trop s’engager sur ces terrains délicats, à la quête d’un contenu maîtrisé, vers le presque parfait. Un entraîneur doit savoir, connaître, appliquer, mesurer, anticiper, c’est en tout cas ce qu’imaginent les gens. C’est ce que pensent certains sportifs aussi, qui n’hésitent d’ailleurs pas à se reposer uniquement sur les planifications.

Alors je crois que j’ai besoin d’être vulnérable, de ne pas tenter d’écrire sur des thématiques isolées, sorties d’un contexte d’entraînement. Trop de certitudes mènent à l’échec. Trop d’incertitudes ne mènent nulle part. Nous voici donc dans un équilibre à trouver. Non, un entraîneur ne doit pas être si fort que cela. Il doit douter, parfois. Il doit se questionner. C’est mon avis, et je constate que cette affirmation, dans un article plus officiel, serait très mal venue.

Ces chapitres laisseront passer une large part de vulnérabilité, à mon sens indispensable pour progresser. Au fil des lignes, vous ne trouverez jamais de recettes miracles, puisque le but n’est pas de dire ce qu’il faut faire, mais de raconter ce qui a été fait, avec parfois des résultats intéressants, et d’autres fois des apprentissages, des découvertes, de la nouveauté, des enseignements. Vous ne pourrez pas appliquer des théories. Mais souvenez-vous de cette citation anonyme sur le bonheur : « ne cherche pas le chemin du bonheur, car le bonheur c’est le chemin ». Association d’idées entre entraînement et bonheur ? Vous verrez. Ne cherchez pas à être l’entraîneur idéal. Il n’est pas au bout du chemin. Levez les yeux, baissez-vous, retournez-vous, écoutez, sentez, ressentez, tout est à votre disposition. Il ne vous reste plus qu’à choisir vos outils, vos mots.

D’ailleurs, ce bonheur, comment vous le représentez-vous mentalement ?

Bienvenue dans mon univers d’entraîneur. Ces fragments de vie ne sont pas inspirés de la réalité : ils sont la réalité. Aux grimpeurs, je vous souhaite de vous écarter de l’entraînement et de l’entraîneur parfaits. Aux entraîneurs, je vous souhaite un joli chemin au présent et des questions au futur (surtout pas l’inverse). Aux curieux, je vous souhaite un bon voyage. Et puis un dernier conseil : il faut savoir accepter. Car accepter, c’est déjà se projeter.

L’entraînement dans la peau, pourquoi ce titre ? Profitez du sentier. Là. Maintenant.

Publié le : 08 juillet 2016 par Charles Loury

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