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Interview du nouveau Champion du Monde de bloc, Micka Mawem

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Genoux à terre, il ne peut contenir les larmes qui roulent sur ses joues. Nous sommes le vendredi 4 août, au sein de la PostFinance Arena à Berne. Il est 20h10 et Micka Mawem, 33 ans, vient d’être sacré Champion du Monde de bloc. Ce titre, il court après depuis près de deux décennies. Adolescent, face à son miroir, Micka se faisait la promesse qu’un jour, il serait le meilleur grimpeur du monde. Depuis ce moment, le Français a tout mis en place pour arriver à ses fins. Des milliers d’heures d’entraînement plus tard, il décrochait la médaille d’or des Championnats du Monde de bloc 2023, face à des milliers de spectateurs saluant sa performance.

Le chemin jusqu’à cette première marche du podium n’a pas été simple pour Micka, qui avoue avoir connu des burn-outs à répétition ces derniers temps. Pourtant, le champion s’est accroché et n’a jamais rien lâché. Pour lui, pour son frère, pour l’ensemble de sa famille.

Aujourd’hui, c’est un Micka Mawem soulagé qui a décidé de répondre à toutes nos questions. Apaisé, il se livre sans concession sur ses émotions et cette finale mondiale qui restera à jamais gravée dans sa mémoire.


Micka, comment te sens-tu ? L’excitation est-elle retombée ? 

Tu sais, il n’y a pas vraiment eu de moment d’excitation. Ce titre de Champion du Monde, à ce moment présent, il ne m’importe pas. C’est juste la concrétisation de ce que j’ai mis en place toutes ces années.

C’est quand même une belle finalité, non ? 

C’est tout simplement l’aboutissement d’une promesse que je me suis faite quand j’étais tout jeune. En fait, c’est pour ça que je fais de l’escalade. Ce n’est pas parce que j’aime ça, c’est parce que je me suis dit un jour, « je serai le meilleur du monde ». Ce n’était pas des paroles en l’air. J’avais 15 ans et je me suis dit à haute voix : « je veux être le meilleur du monde ».

C’était comme un challenge personnel que tu t’étais donné ? 

Oui, c’était plus un but, un rêve. Certaines personnes ont comme objectif de vie d’acheter une maison, de fonder une famille et d’avoir des enfants, d’être riche, de faire le tour du monde… C’est leur but dans la vie. Moi, mon but dans la vie, c’était ça : devenir Champion du Monde. Et ça y est, je l’ai atteint, c’est un soulagement. Ça y est, je suis libre. Quand j’avais les genoux à terre dans le quatrième bloc, c’est comme si on m’avait enlevé les menottes.

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À ce moment-là, tu t’es revu enfant, à te faire cette promesse à toi-même ? 

J’ai revu beaucoup beaucoup de choses à ce moment-là. C’était vraiment une sensation de délivrance. C’est comme si toute ta vie tu es entouré de milliards de choses et de personnes et que là, d’un coup d’un seul, tout part, tout s’enlève, tout s’évapore. Et la seule chose dont tu as envie à ce moment précis, c’est de te retrouver seul. Bien sûr, je me suis remis debout parce que la compète n’était pas finie. Puis avant de repartir, j’ai félicité tout le monde et je suis rentré à l’hôtel, je me suis couché. J’avais besoin de m’évader un petit moment, de me retrouver seul. Et ça m’a fait un bien fou.

Tu t’es rappelé ce par quoi tu étais passé toutes ces années, toutes les concessions, tous les durs entraînements que tu as faits ? 

Je n’ai pas vraiment eu besoin de m’en souvenir parce que je le vis tous les jours. Tout ce que je fais, je le fais par choix. Ça m’a juste permis de me dire : « Ok, maintenant, tout ce que tu as fait, tout ce que tu as pu mettre en place, tous ces sacrifices, la vie que tu as dirigée et tout le mal que tu t’aies fait, tu peux l’oublier. Tu peux l’oublier ! ». Et je m’autorise à l’oublier et à passer à autre chose. Je me sens relâché, je n’ai aucune émotion. Je ne me sens pas heureux, ni fier. Je sens simplement que maintenant, j’ai de la place pour plein d’autres choses.

Tu as 33 ans, est-ce que tu commençais à douter du fait d’atteindre ton objectif ?

Je t’avoue que ces six derniers mois, c’était dur… J’ai fait 18 burn-outs et le dernier que j’ai fait c’était il y a seulement trois semaines. J’avais envie de tout claquer ! Tu sais, des burn-outs, ça fait deux ans que j’en fais au moins un par semaine. Mais je me l’autorise. Ça dure une journée et ça me permet de ne pas exploser. C’est une journée où je m’autorise à rester chez moi, à rien faire et dans ma tête je n’en peux plus, j’ai envie de retourner le monde en me disant « Ça y est c’est fini, ciao ». Mais cette journée j’en ai besoin, il faut que je la fasse pour pouvoir m’enlever un peu de poids et repartir le lendemain pour m’entraîner.

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Et malgré ça, le lendemain, tu arrives à retourner à l’entraînement gonflé à bloc ? 

Je repars, parce que mon but est intense, il est plus important que tout. Et puis à côté de ça, il y a mon frère, qui est là et qui est à fond. Il est tout aussi acharné que moi. Et je sais aussi que de son côté c’est la même chose : c’est dur pour lui aussi. Et il est encore là. Alors, je continue, parce que si j’abandonne, que je lâche, ça va aussi impacter mon frère. Je ne suis pas tout seul dans ce bateau, il est dedans aussi. C’est ce qui fait que malgré ces passages difficiles, malgré ces burn-outs à répétition et ces moments de doutes, je suis toujours là. C’est un projet que l’on a ensemble, donc si j’arrête ça va le stopper lui aussi et je ne veux pas ça. Alors on y va !

Si on revient un peu avant Berne, comment te sentais-tu ? Étais-tu en forme physiquement ? 

J’étais super nul ! Je n’arrivais même pas à me soulever, j’étais mal. C’est simple, ces dernières semaines, je n’avais rien. Donc je suis venu en faisant un truc que j’ai très peu fait dans ma carrière : je me suis reposé. Je ne m’étais jamais autant reposé avant une compète. Je me suis très peu entraîné avant de venir.

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Comment l’expliques-tu ? Parce qu’après toutes ces années au plus haut niveau, tu connais bien ton corps, tu as l’habitude de te faire des planifications d’entraînement…

(Micka me coupe) : Là il n’y a pas eu de planif.

Ah bon ? Tu n’avais pas planifié tes entraînements pour arriver le plus en forme possible à Berne ?

Non, je n’avais pas prévu de pic de forme à Berne. Je le planifie plutôt pour octobre. Mon objectif cette année, ce n’était pas de devenir le meilleur du monde, c’est d’aller chercher une qualif olympique en octobre, lors du tournoi de qualification à Laval. Et ce Championnat du Monde n’entrait pas du tout dans mes objectifs. Je savais que je n’avais pas la capacité d’aller chercher ce combiné donc je ne pouvais pas me concentrer là-dessus. Il fallait que j’amène un peu de réalité à ça, en me disant qu’il me fallait un peu plus de temps. Mais ça ne veut pas dire que je ne me suis pas préparé pour cette compétition. Je me suis entraîné, au feeling, tous les jours.

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Donc finalement, on ne peut pas dire que tu sois particulièrement en forme là ?

Non. Je n’en sais rien en fait. Je pense que j’ai débloqué un truc mentalement, que je n’avais encore jamais fait. Mentalement et pas physiquement. C’est d’arriver à être dans une neutralité totale, dans le vide presque. Ne pas penser à la suite, à ce qui s’est passé, aux blocs, aux prochains rounds. J’étais dans le flou.

C’est la première fois que tu arrives à te déconnecter comme ça et à être dans l’instant présent ? 

Oui, c’est la première fois. Et le truc qui est marrant, c’est que je ne suis jamais sorti de mon tour de demi-finale. Mon premier bloc de finale, c’est comme si ça avait été la suite de ma demie. Quand j’ai terminé la demi-finale et que j’ai su que j’étais qualifié, je n’ai même pas eu le sentiment de me dire « Je suis content, je suis en finale ».

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Tu as fait quoi entre la demie et la finale ?

J’ai mangé, j’ai essayé de dormir un peu, parce que j’étais réveillé depuis 5h du matin. Je me réveille très tôt en compète. Du coup j’ai essayé de dormir pendant une demi-heure, mais je n’ai pas réussi. Alors, je me suis relevé. Je ne voulais pas boire des cafés, ou des trucs du genre, parce que je n’avais pas envie de prendre un substitut qui pourrait peut-être me réveiller.

D’ailleurs, ça allait mieux depuis les qualifs de la diff ? Tu m’avais dit que tu avais fait une hypo en plein milieu de la voie.

Oui, je m’étais bien remis de ça. Du coup, je suis parti et j’ai marché. Je suis venu sur le lieu de la compète, j’ai discuté avec les gens. Puis, je suis retourné à l’hôtel, j’ai bu un jus et je suis reparti, il était l’heure d’y aller. Je me suis échauffé seulement 10 minutes avant la finale, c’est quelque chose que je n’avais jamais fait dans ma vie ! D’habitude, je m’échauffe beaucoup.

Et là, tu as décidé de couper tes habitudes ? 

Oui, j’ai coupé avec toutes mes habitudes.

Waouh, c’était un sacré pari de casser ta routine ! 

J’étais complètement épuisé. Pas physiquement, mais mentalement. Alors à ce moment-là je me suis juste dit « soit tu essayes de t’échauffer et tu risques d’en faire trop, soit tu y vas comme ça ». Une petite voix en moi me disait de ne rien faire, alors je me suis écouté : « Ne fais rien et enchaîne ta compète ».

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Une fois que les finales ont commencé, tu as quand même eu un déclic ? Un petit shot d’adrénaline dans le corps, une bouffée d’excitation ?

Je n’ai rien eu, je me suis juste dit au premier bloc : « Celui-là, il faut le faire ». C’était le seul bloc où il y avait de la prise à serrer, où il fallait « grimper ». Le début n’avait pas l’air très difficile mais le dernier mouvement semblait dur. Alors, je me suis juste dit « si tu mets la main sur cette dernière prise, tu ne la lâches pas ». Et il s’est passé n’importe quoi : mon pied est parti, mon corps a commencé à vriller, mais je ne l’ai pas lâchée.

Après ce bloc-là, je ne savais pas à quoi m’attendre, les trois autres passages avaient l’air bizarres. Impossible de savoir si ça allait être extrêmement dur ou s’il fallait du timing ou autre.

Donc le bloc 1, je l’ai fait, ensuite je suis rentré, j’ai mis mes écouteurs, je regardais devant moi et tout était noir. Il n’y avait rien, pourtant je t’assure, j’avais les yeux grands ouverts. Puis j’ai fait le bloc 2, j’étais super content d’avoir tenu cette zone et cette relance. Et ça se voit sur mon visage, cette joie. Je descends, je retourne en isolement, je dis bravo à Mejdi, je mets mes écouteurs et là je comprends que le podium est peut-être accessible. De nouveau, je suis dans le noir. Je ne pense pas à ce qu’il va se passer, peu importe ce qu’avaient fait les autres compétiteurs, rien ne m’impactait. Puis il y a eu le troisième bloc, Mejdi le fait, je savais qu’il allait le faire parce qu’il s’entraîne beaucoup sur ce genre de mouvement.

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Ce troisième bloc, c’était un jeté face au public, les deux mains à plat, en paumes. Est-ce que tu avais déjà travaillé ce mouvement, qu’on avait déjà vu en finale de la Coupe du Monde à Hachioji ?

Non jamais. Quand je vais dans ce bloc-là, je savais que tenir cette dernière petite prise allait être un gros problème pour moi. Ce n’est pas ma qualité première de tenir les prises. Et quand j’ai mis la main dessus, c’était clair : « Vas-y, reste coincé dos au mur, pousse dans tes jambes et ramène juste ton doigt pour valider le top ». J’étais soulagé, je suis tombé sur les tapis et à ce moment-là je me suis dit à haute voix : « C’est peut-être mon jour ».

C’était juste un « peut-être », parce qu’il y avait cette possibilité que ça ne le soit pas. Et j’en avais bien conscience. Je suis retourné derrière, j’ai félicité Mejdi et j’ai remis mes écouteurs. J’étais dans le noir de nouveau. En fait, à chaque fois que j’étais en isolement, j’étais dans un état où je ne pensais à rien. Ni à ce que j’avais fait avant ni à ce que je devrais faire après.

Puis je suis arrivé dans le quatrième bloc en mode : « Vas-y, donne tout ! ».

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Tu savais que si tu validais la zone tu devenais Champion du Monde ?

Non je n’en savais rien. Je savais que le podium était là, mais ça ne m’impactait pas. Je ne voulais pas gagner et être sur le podium. Je voulais juste réaliser la meilleure performance possible et rester concentré jusqu’à la fin. Je fais mon run, et là j’attrape cette zone. Je tombe au dernier mouv et je m’écroule au sol. Au moment où je touche le tapis, je suis libéré, je pose mes genoux à terre. J’étais libre. « Ça y est c’est bon tu peux passer à autre chose ». J’étais dans un état second, je ne sais même pas ce qui s’est passé ensuite. À la fin de la compétition, je suis rentré et je me suis couché pour me retrouver tout seul. Et ça m’a fait du bien.

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Penses-tu que tu vas appréhender les compétitions de manières différentes maintenant que tu te sens libéré ?

On verra ça… Je ne peux pas le savoir. Dans la vie, je ne me pose pas de questions dont je ne peux pas avoir les réponses. Je suis très cartésien, il faut que je voie les choses pour y croire. Je ne peux pas anticiper sur ma grimpe et mon état d’esprit futur.

Finalement, qu’est-ce qui a fait la différence selon toi ?

Je pense qu’il existe une sacrée différence entre les autres compétiteurs et moi : je fais de l’escalade et de la compétition pour vivre. Je ne fais pas ça parce que j’aime l’escalade et que c’est une passion. Non, je fais ça pour vivre. Aujourd’hui, j’ai construit une carrière, avec mon frère on a construit des choses. On a fait beaucoup de sacrifices. Tout l’argent qu’on a gagné, on l’a mis dans une salle d’escalade, et on a d’autres projets encore. Je ne grimpe pas pour le plaisir, je grimpe pour vivre.

Tu vois ces derniers temps je me suis interrogé sur ce que je voulais faire. Je veux payer une maison à mes parents, à ma sœur. Je veux pouvoir les amener eux et mes amis en vacances. Je veux pouvoir avoir du temps, pour profiter des gens que j’aime. Donc oui, l’escalade me permet de vivre et c’est peut-être ça qui me fait tenir et qui me fait être présent aux grands événements.

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Parle-nous du lien fort qui semble t’unir à ta famille.

Directement après les finales, j’ai eu ma famille au téléphone. C’était un moment plein d’émotion, tu n’imagines même pas. Aujourd’hui je travaille pour eux, pour ma mère, qui a galéré pour nous. Elle a eu six enfants et la vie a été difficile. Elle a tout donné pour nous et aujourd’hui, maintenant qu’elle est malade, âgée et que c’est difficile pour elle, c’est à nous de le faire. Je veux lui montrer qu’elle a gagné, qu’elle a réussi : elle a donné vie à des enfants qui sont les meilleurs. Et ils ont réussi leur vie, tous.

Tu viens d’avoir 33 ans, est-ce qu’on peut dire que ce titre de Champion du Monde, c’est ton plus beau cadeau d’anniversaire ?

On ne peut pas appeler ça un cadeau parce que j’ai travaillé pour. Mais mon anniversaire ? T’inquiète pas que je vais le fêter et sans penser à ce titre. Je fêterai ce titre à part, plus tard.

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