L’entraînement dans la peau – Chapitre 2 : Coup de barre (d’or) ?
Thomas Ferry, préparateur physique en escalade, se lance dans une web série où il nous racontera sa vie de coach, les hauts et les bas, le tout saupoudré d’une grande passion. Voici le 2ème chapitre ci-dessous. Et pour ceux qui auraient raté le chapitre 1, c’est ici! Bonne lecture!
L’impuissance devrait nous faire accepter plus facilement. En théorie. Voilà ce qu’on apprend aux sportifs, à se dégager des pensées chronophages et épuisantes. Pourquoi perdre du temps et de l’énergie en essayant de contrôler l’incontrôlable, ces éléments et événements qui ne dépendent pas de soi ? Seulement voilà, à chaque compétition importante, je ne cesse de regarder mon portable, j’essaie d’obtenir les informations rapidement, sur Internet ou via des informateurs, mon cœur s’emballe. Parfois même, je perds l’appétit, je me sens fatigué. En fait, c’est ce qu’on appelle le stress. Parce qu’évidemment, d’une part je ne me déplace pas souvent en compétition, et d’autre part je n’ai aucun moyen d’action sur ce qui se passe ou ce qui va se passer. Stress, vraiment ? A force d’y réfléchir et de vivre ces moments, de les ressentir, on finit par se dire qu’il s’agit plus exactement d’un mélange entre peur, excitation et impatience. Dans ce cocktail, quelle serait la part de peur ? Peur de la contre-performance, peur que le sportif soit malchanceux, peur de s’être trompé ? Et puis excitation, voir enfin des mois de planification s’éveiller, tenter d’imaginer le plaisir que prend le sportif. Impatience, car on veut savoir, vite, bien. La peur ne représente finalement pas grand-chose. Au début on la pointe du doigt, à cause d’elle on croit se sentir moins bien, on est « ailleurs », on tremblote un peu. Instinctivement, on compare ses sensations à celles de nos expériences négatives. Mais c’est une feinte de notre cerveau ! Ces sensations n’ont en réalité rien de négatif, il faut les accepter pleinement et les associer à des mots plus justes. Il s’agit d’un état un peu anormal, qu’il faut apprendre à contrôler.
Alors, ce week-end du 4 et 5 juin 2016, je suis dans cet état. Excité. Impatient. Les championnats de France de difficulté donnent rendez-vous aux meilleurs français, avec des enjeux à la clé : un titre bien sûr, et une qualification en équipe de France pour les premières étapes de coupe du monde. A distance (comme si souvent), tous mes regards pointent vers Mathilde. Objectivement, devenir championne de France ne changera rien aux sélections, et suite aux résultats de l’an passé elle est déjà assurée de participer aux premiers rendez-vous mondiaux. Donc on appelle ça une compétition sans véritable enjeu, une mise en jambe avant la saison internationale, et une première vraie confrontation en situation. Des qualifications qui se passent très bien, une demi-finale relevée avec une pointe d’hypoglycémie juste avant de passer, et une finale de rêve. Mathilde devient championne de France. Surprise, émue, souriante, fière, un excellent week-end qui restera évidemment gravé ailleurs que sur une médaille dorée.
Seulement voilà, le titre ne fait que masquer brillamment ce qui se passe en coulisse depuis quelques jours, quelques semaines, quelques mois, quelques années (3 exactement). Voici ce qui s’est passé exactement avant la compétition, un échange de sms (ce qui nous arrive souvent) :
Jeudi 2 juin
Mathilde : « Hello, bon aujourd’hui c’est pas bien mieux…dès que je prends une arquée, ou du moins pas un bac, je suis daubée et en plus je n’ai pas d’énergie »
A ce moment précis, elle sait aussi bien que moi que la compétition a lieu le surlendemain. Si on remonte même 2 jours auparavant, les sensations étaient identiques. Alors que puis-je répondre ? Dois-je l’appeler ? A ce moment précis donc, Mathilde est loin d’imaginer ce que j’ai dans un coin de ma tête.
Ma réponse : « Hello, bah tu as encore pas mal de récup et ça a la mérite d’avoir fait circuler le sang ! En tout cas ces infos sont intéressantes »
Mathilde : « Oui j’imagine. Honnêtement je pense que ce serait bien que tu me vois grimper en diff avant que la saison commence. En juin quand je rentre, ça me rassurerait »
En réponse à ce message, je fais référence à trois points importants :
1) Lui rappeler que les France ne sont pas un test physique et que dans tous les cas on avance.
2) Lui remémorer une coupe du monde où elle est parvenue en finale malgré des sensations très mauvaises (et dont j’assume une très large responsabilité).
3) Comme les France sont « sans enjeu », je lui confirme que ce qu’elle ressent est très bien pour la suite, et qu’on en reparlera.
Trois objectifs donc : écarter les doutes physiques, rappeler une expérience positive avec des sensations encore bien pires, et lui suggérer que ces sensations vont forcément amener à une « surcompensation » et qu’il ne reste plus qu’à attendre.
Mathilde : « Oui ça c’est vrai ! C’est juste que ça me fait suer, j’aimerais bien pour une fois arriver aux France en vraie forme »
Je soulève deux éléments essentiels pour la suite :
1) Finalement, les France qui n’étaient pas un objectif semblent le devenir subitement !
2) Ma suggestion sur la récupération restante n’est pas passée.
J’insiste donc : « qui a dit que tu ne serais pas en forme ? Aha. »
Mathilde : « C’est vrai, mais je commence à me connaître »
En préparation mentale, ça clignote fortement, et ça fait référence à un grand classique.
Ma réponse : « = croyance limitante ?! »
Mathilde : « Je ne perds pas espoir ceci dit !! ».
Ma réponse : « En tout cas j’ai hâte »
Et puis, enfin, une réponse importante à mes yeux, une minute plus tard :
« Croyance limitante fort possible !! ».
Les sms ont toujours merveilleusement bien fonctionné avec Mathilde, à la fois faciles et pratiques, surtout dans un suivi majoritairement à distance. Plus j’évolue dans mon métier, plus j’attache de l’importance au choix des mots. Les sms me permettent donc de prendre le temps nécessaire pour répondre.
Alors, c’est quoi cette histoire de croyance limitante ? Ce sont des pensées que nous considérons comme vraies, et qui déterminent nos comportements et attentes. Evidemment, elles filtrent la réalité, et c’est notamment le rôle d’un préparateur mental de les identifier (d’où viennent-elles ?), de se poser la question de leur crédibilité, et de les détruire et / ou reconstruire. Comme nous avons déjà abordé le sujet dans le passé, une simple référence à cette thématique a permis à Mathilde de ne plus lui accorder de crédit.
Que peut-il se passer dans la tête d’un sportif quand la forme n’est pas au rendez-vous, l’avant-veille d’une compétition qui tout à coup prend de l’importance ? Que peut-il se passer dans la tête d’un entraîneur quand un sportif ressent cela si près d’une échéance ?
Mathilde : « retour de forme !! »
La suite, on la connaît : un titre de championne de France qui arrive un peu à l’improviste. Sauf que bien évidemment, dans un coin de sa tête, cette compétition n’était pas si mineure que cela. Et dans la mienne, elle était secrètement extrêmement importante. Mensonge ? Non-dit ? Cela nous regarde ! Il ne s’agit donc pas d’un « hold up ». Depuis que je connais Mathilde, ses yeux brillent lorsqu’elle évoque son titre de championne de France gagné en junior. Bien sûr, on ne peut jamais prévoir une place précise, mais on peut tout faire pour monter sur la plus haute marche du podium ; indirectement. Nous y reviendrons largement dans d’autres chapitres. Des classements en coupe du monde, des finales, des sélections, c’est bien. Des victoires sur des coupes de France, sur des opens, c’est aussi très bien. Sauf que là, il s’agit d’un vrai titre. Un titre que j’envisage de préparer (sans compromettre la suite de la saison, c’est une étape) depuis cette année, et qui arrive au bon moment. Une première place chez les seniors. Une performance qui marque définitivement le passage « chez les grands ». Mentalement, cette victoire est importante, car c’est la première, et elle nous unit aussi d’une certaine manière.
J’imagine que certains d’entre vous se posent des questions étranges. Peut-on prévoir un retour du niveau de forme (en l’occurrence une explosion dans ce cas) en si peu de temps ? Quel a été l’impact des mots ? Comment Mathilde a pu accepter le fait de retrouver sa meilleure grimpe si rapidement ? Voilà tout l’enjeu des prochains chapitres : mental, physique, technique, tout y passera.
Entre le 4 et le 6 juin, jusqu’à la dernière prise, de nombreuses suggestions sont passées, plus ou moins directement. Depuis notre naissance, nous sommes bombardés d’informations, et donc de suggestions, que nous intégrons ou pas, inconsciemment ou non. Ne prenons pas de raccourcis inutiles, ce ne sont pas les mots qui l’ont fait gagner. Ce n’est pas non plus le physique ou la technique. C’est un tout. Ce genre de tout qui fait qu’on ne pourra jamais dire à quelqu’un que pour être fort en rési, en gainage, en tenue de prise, il faut faire tel ou tel exercice, et que ça fonctionnera comme une loi mathématique. Lorsqu’on voit donc des grimpeurs de haut niveau donner des conseils sur une vidéo, que se passe-t-il vraiment dans notre tête ? Quel message retenons-nous ? Quelles suggestions allons-nous stocker, et de quelles manières, associées à quoi ? Mathilde, ce jour-là, a pleinement accepté de grimper, comme elle sait le faire de plus en plus souvent, avec le physique du moment. Du moment, oui. Parce que les jours précédents, c’était une toute autre histoire !
Ce deuxième chapitre fait déjà tomber une idée reçue sur l’entraînement, j’entends trop souvent des phrases du genre « en ce moment je ne suis pas en forme », ou « je suis trop fatigué par l’entraînement, c’est normal si je ne suis pas au top ». Quelles merveilleuses suggestions ! Alors d’un côté, une grimpeuse qui accepte, et de l’autre un entraîneur convaincu depuis le début que le niveau de forme remonterait durant le week-end. D’ailleurs, mes derniers mots avant la finale, au téléphone : « Tu sais, j’étais serein. Normalement, d’un point de vue énergétique, ton niveau a commencé à remonter hier (le premier jour des qualifications). Tu devrais être au top dimanche, ou lundi ». Mathilde a fait son choix : pas dimanche matin, pas lundi matin. Dimanche après-midi. Pour la finale…