Avant que tous les yeux ne soient rivés sur les Championnats du Monde seniors à Innsbruck du 6 au 16 Septembre 2018, nous avons pu recueillir avec Ben Lepesant les impressions de Kilian Fischhuber, qu’on ne présente plus, et Udo Neumann l’un des meilleurs coachs du monde, sur quelques aspects intéressants de cette saison 2017 de Coupes du Monde.
La saison internationale est terminée mais une impression reste ancrée dans la mémoire de tous : la domination des japonais cette année. Plus que jamais auparavant. Et en regardant de plus près les chiffres, il devient clair que ce n’est pas qu’une impression. En moyenne, 7.3 grimpeurs masculins japonais étaient dans le Top 20 des Coupes du Monde de bloc. À titre de comparaison, pour les saisons 2014-2016, la moyenne était de 3.5. En zoomant encore un peu plus et en s’intéressant au Top 5, la moyenne est passée de 1 athlète japonais en 2014-2016 à 2.6 cette année…
Selon Udo Neumann, auteur de plusieurs manuels d’entraînement, réalisateur de vidéos d’escalade et entraîneur de l’équipe d’Allemagne de 2009 à Mai 2017, le fondement de ce succès japonais a été construit il y a bien longtemps : « Tout a commencé avec Yuji Hirayama. Son influence sur l’escalade au Japon ne doit pas être sous-estimée. Il dirige leur programme olympique d’escalade. Akiyo Noguchi a également eu une énorme influence au cours des dix dernières années, elle est au cœur de cette équipe japonaise. »
Alors que de nombreux grimpeurs se sont lancés dans différentes disciplines, les meilleurs bloqueurs n’ont pas été dérangés par l’arrivée des lactates. Les spécialistes de la difficulté comme Domen SKofic ou Marcello Bombardi ne sont jamais rentrés en demi-finale. C’est seulement à la 10ème place d’une Coupe du Monde de bloc que nous retrouvons un grimpeur qui a un palmarès glorieux en difficulté, Jakob Schubert.
Pour Udo Neumann, il y a une raison simple à cela : « Les prises sur lesquelles vous pouvez à peine tirer dessus, tous ces volumes plats, ces blocs à sensations… ne sont là que depuis deux ou trois ans à peine. Les japonais pensent leur mouvement depuis leur hanche, ce qui est un grand avantage sur ce type de prises.
Tous ceux qui ont grandi avec le paradigme « mettre les doigts sur la prise, serrer, tirer » ont un gros désavantage quand cela n’est pas possible, par rapport aux jeunes grimpeurs d’aujourd’hui, habitués à faire partir le mouvement depuis leur bassin. Cette tendance est devenue encore plus forte cette année. »
Neumann mentionne Jakob Schubert comme exemple : « Il est typiquement un grimpeur de falaise. Mais il peut encore répondre à presque tout ce qui est demandé. Sa technique est fantastique, en revanche dès que vous lui supprimez la possibilité d’un transfert de force via un contact direct avec le mur ou les prises, il devient alors désespéré. Il compense énormément avec l’expérience, mais si l’on parle des Jeux Olympiques, ce sera une course contre la montre pour lui. Reste à voir s’il peut mettre à jour son ancien paradigme ».
Revoir Tomoa Narasaki de retour sur le podium d’une Coupe du Monde de bloc après une excellente saison l’année dernière (vainqueur du général des Coupes du Monde et champion du Monde en titre) n’était pas forcément évident pour Neumann.
« Vous devez votre succès à votre aisance juvénile, mais vous ne comprenez pas cela tout de suite. Vous voulez ensuite continuer à être sur le devant de la scène et vous souhaitez plus de contrôle, plus de maîtrise. Et finalement, c’est ce qui vous retient. En 2016, c’était le problème de Jongwon Chon. » Interrogé sur ce qui distingue Tomoa Narasaki, Udo Neumann répond : « Tomoa visualise comme personne d’autre. Il inverse la machine qui pilote ses mouvements. Il se demande : « Dans quelle position dois-je être ? » Puis il réfléchit en arrière, et se demande alors « Que dois-je faire pour arriver dans cette position ? » Ainsi, il met en place tout un processus d’exécution de ses mouvements. Il pense mouvement par mouvement, de la fin du bloc jusqu’au départ de celui-ci. »
Pour illustrer l’approche japonaise, Neumann nous livre une petite anecdote : « Quand nous avons ouvert la salle de bloc Stuntwerk en 2014, nous étions à la pointe de la technologie des salles d’escalade. Le propriétaire de la chaîne B-Pump à Tokyo est alors venu nous rencontrer. Cette année là, il a passé toutes ses vacances dans notre salle. Il nous avait apporté des cadeaux et était très respectueux envers nous. C’était en 2014, nous étions les meilleurs et il était à l’époque en congé d’études. Quand nous ouvrions la salle le matin, il était là. Quand nous fermions le soir, il était toujours là. Après ce séjour, il savait tout de notre salle.
Cette année, nous sommes allés visiter sa salle. Nous avons alors été impressionnés de la vitesse à laquelle il avait monté son réseau.
Les japonais ont beaucoup d’idées intelligentes, ils ont un vrai souci du détail et suivent la démarche Kaizen « changer pour mieux » qui signifie beaucoup pour eux. »
Aleksey Rubstov a été le seul « ancien » (né en 1986, champion du monde en 2009) capable de tenir la dragée haute à Narasaki et Chon (nés en 1996) cette année. Après ses premières saisons réussies, il a perdu contact avec les meilleurs et a arrêté complètement les compétitions en 2013. Depuis, il s’est réinventé, redécouvert, avec succès. Neumann considère son contrôle corporel comme sa caractéristique unique : « Il a un contrôle extrême de son corps, il a rattrapé ses cours du soir pour ainsi dire. Il a été élevé différemment, mais il a une grande capacité à analyser la situation et prendre les bonnes décisions.
Les russes sont dotés d’une bonne base en termes de capacité physique et de coordination, mais il est trop tard pour lui d’acquérir les intuitions que les jeunes ont déjà. »
Aleksey Rubstov a dit qu’il analysait beaucoup les autres sports et parvenait à en tirer des leçons pour sa propre pratique du bloc. On peut déduire que le processus a été difficile en regardant ceux qui ne pouvaient pas suivre cette saison : Rustam Gelmanov et Sean McColl, tous deux en avance sur leur temps il y a quelques années, ont connu une saison difficile.
Une fois que la saison de Coupe du Monde de bloc finie, Chon et Narasaki ont enfilé un baudrier pour participer aux Coupes du Monde de difficulté. Romain Desgranges (né en 1982, champion d’Europe en 2013 et 2017) a remporté le classement général, devant Stefano Ghisolfi. Narasaki a laissé quelques bouches béantes en terminant 2 ème de la Coupe du Monde de Xiamen en Octobre. Chon finissait 4ème. Neumann décèle un gros potentiel en Jongwon Chon pour l’escalade de difficulté. « S’il prend cela au sérieux, personne ne pourra le battre. Il a un excellent rapport poids/puissance et la force dans les doigts de Rustam Gelmanov, la même capacité à bouger que les autres de sa génération et un flow unique. Je pense que même Adam Ondra aurait du mal à le suivre, à cause de son mauvais ratio poids/puissance.
Comme je l’ai dit, Tomoa parvient à visualiser mieux que quiconque, et ça l’aide sûrement en difficulté également. Il a un stylé plus « risqué ». » Kilian Fischhuber a un point de vue similaire : « Tomoa me fait penser à une version plus extrême de Tomas Mrazek. Mrazek avait aussi un style très risqué et grimpait très rapidement. Parfois, il zippait et terminait 25ème, la fois d’après, il parvenait à gagner. Il avait – dans le sens positif du terme – une forme de non-respect. »
Neumann et Fischhuber sont tous les deux d’accord pour dire que Yoshiyuki Ogata, champion du monde jeunes en difficulté et bloc et vainqueur des Jeux Mondiaux pourrait également aller titiller les meilleurs seniors dans les deux catégories l’année prochaine.
Mais les bloqueurs n’ont pas toujours réussi à suivre les meilleurs en difficulté. Avec suffisamment de petites arquées vissées sur le mur, le nombre de volumes ne change rien, comme cela s’est démontré sur les Championnats d’Europe à Campitello di Fassa en Italie. Romain Desgranges prenait l’or, devant Adam Ondra et Jakob Schubert.
Selon Kilian Fischhuber, le style des voies lors des compétitions de difficulté doit changer rapidement : « Ils ont grand intérêt à changer le style des voies. Toutefois, c’est très compliqué de faire le choix d’ouvrir des mouvements risqués parce qu’il y a toujours une chance que tout le monde tombe au même endroit. »
Neumann confirme. Pour lui, les choses vont changer en difficulté. « Les Championnats du Monde jeunes à Innsbruck ont été la plus belle compétition de tous les temps. On a investi tellement dans les prises, c’était une vraie vitrine du futur. On pouvait clairement voir la direction que prenait notre sport. »
Pour Udo Neumann, en regardant les résultats des Coupes du Monde chez les femmes, le constat est sans appel : « Janja est LE phénomène du moment. Elle a l’esprit libre. La seule personne qui peut battre Janja, c’est Janja elle-même. Quand tout ne se déroule pas comme elle l’a prévu, elle n’arrive parfois à plus avancer. Mais quand elle est détendue, elle grimpe dans un monde différent. Ce qu’elle a fait à Chongqing cette année a été incroyable ! »
Derrière Janja, Jaïn Kim et Anak Verhoeven sont là, quand une opportunité se présente. Verhoeven a remporté le titre à deux reprises cette année : au Championnat d’Europe et aux Jeux Mondiaux.
« Jaïn a un contrôle incroyable de son corps et – il faut le dire, même si ça peut paraître être un cliché – les asiates ont un sens du détail qui joue beaucoup. Tout le monde disait que la nouvelle règle des 6 minutes allait poser de gros problèmes à Jaïn, mais non. Son état d’esprit est incroyable. Elle optimise même les détails les plus infimes.
Anak est une machine. Elle sait exactement comment et quand rythmer son escalade, ce qu’elle a besoin de faire dans telle ou telle situation et combien de temps elle doit se reposer ici ou là. Mais dès qu’une chose inattendue arrive, elle a du mal à se réorganiser. »
Plus loin dans le classement général, Neumann ne voit personne capable de détrôner Janja dans un futur proche : « Je me souviens quand j’ai vu plusieurs filles pour la première fois. Elles étaient pleine d’énergie et voulait tout donner, comme Juliane Würm. En regardant son potentiel, tout était possible. C’est difficile à dire depuis l’extérieur, mais je ne pense pas que durant cette année, beaucoup de choses se soient améliorées dans son escalade. Quand elle grimpe en finale, je vois de la peur. Elle grimpe comme si elle portait une grosse responsabilité sur les épaules. C’est bien sûr uniquement mon opinion personnelle. Dans d’autres pays, c’est même pire, les athlètes perçoivent leur environnement comme intimidant. »
On doit également ce souvenir de l’année 2017 comme l’année des premières Coupes du Monde d’Ashima Shiraishi. Pleins de gens attendaient beaucoup d’elle. Des choses qu’elle ne pouvait pas forcément donner. « Ashima a été privée de sa mystique cette saison. Vous pouvez dire que c’est « le futur de l’escalade », mais le style moderne qui est ouvert en ce moment ne lui correspond pas » déclare Neumann. Et Fischhuber le rejoint sur ce point : « Sa courbe de progression évoluait très fortement, mais récemment, elle tend à s’atténuer. Ce qui est compliqué pour elle, c’est qu’elle ne fait pas partie d’une forte équipe, comme peuvent l’être les japonais. »
Neumann critique d’une manière générale le fait que trop de jeunes grimpeurs s’entraînent « beaucoup, trop tôt », ce qui selon lui « rend la progression plus difficile après. »
La britannique Shauna Coxsey a défendu son titre remporté en 2016. « Elle me surprend encore et encore » déclare Kilian Fischhuber.
Durant la saison 2017, nous avons pu avoir que Janja était prête à prendre le relais en bloc. Neumann pense que ce ne sera pas uniquement le seul challenge : « Une fois que les trois minimes japonaises Futaba Ito, Ai Mori, et Natsuki Tanii participeront aux compétitions seniors, aucune des favoris actuelles ne pourront garder le rythme, hormis Janja. »
Futaba Ito aura l’âge de participer à des Coupes du Monde dès l’année prochaine. Neumann considère ces trois grimpeuses comme la promesse de l’avenir. « Leur perception de l’espace et leur mobilité est incroyable. Leur génie est sorti de la bouteille lors des Championnats du Monde jeunes à Innsbruck. »
Kilian Fischhuber dit que Janja Garnbret se distingue en bloc grâce à son attitude. « Elle est la grimpeuse qui prend de gros risques par excellence. Elle grimpe comme s’il n’y avait pas de lendemain. Certaines de ses chutes sont d’ailleurs très dangereuses. »
Neumann fait une remarque intéressante : « C’est ce qu’on appelle « traverser la ligne médiane ». Ce sont tous les problèmes qui découlent du fait que le côté droit du cerveau agit sur le côté gauche du cerveau, et vice-versa. Quand vous bougez votre main droite sur votre côté gauche, c’est très stressant pour votre cerveau. Si quelqu’un vous lance une balle, vous ne pourrez pas l’attraper aussi bien qu’avec votre main droite sur votre côté droit. Quand vous regardez ses décisions et pourquoi Janja a grimpé des blocs et pas d’autres, c’est souvent à cause ou grâce à cela. Janja se tourne souvent autour de l’axe principal de son corps. Si une prise ne permet de tirer que dans une seule position, Janja tourne l’ensemble de son corps dans cette position, où elle peut optimiser son tirage sur la prise. »
Ce qui est plus important que d’enseigner des choses comme cela aux athlètes, selon Neumann, c’est de tirer des enseignements sur l’atmosphère dans laquelle ils s’entraînent. « Pour plusieurs raisons, les slovènes et Stasa Gejo sont très sûrs d’eux. Le plus important est de s’assurer que les filles n’aient pas peur de faire des erreurs. Pour beaucoup de nations c’est un gros problème. »
Garnbret n’a pas gagné les Championnats d’Europe ni les Jeux Mondiaux cette année. C’est la jeune serbe Stasa Gejo qui s’est emparée des deux titres. Elle a montré qu’elle en était capable quand c’était le moment et n’a fait aucune erreur. « Elle me rappelle Jan Hojer. Elle est très intelligente et a beaucoup de confiance en elle. En plus, son corps lui permet de tenir la cadence des entraînements à haute intensité et sa taille est aussi un avantage. Mais le plus important, c’est sa personnalité. Elle a une personnalité très marquée. Elle est très mature et réfléchie » commente Neumann.
Il compare le bloc au skateboard dans les années 70, quand de nouvelles figures étaient inventées constamment : « Si vous restez à l’écart pendant deux semaines, la vague est déjà passée. » La bloqueuse la plus glorieuse de tous les temps, Anna Stöhr, n’a pas pu suivre cette année. « Anna n’est pas moins forte qu’auparavant, au contraire. Mais ne sous-estimez pas la situation suivante : vous avez 10 ans, vous êtes pleine d’énergie et pouvez regarder vos idoles en direct sur Youtube, les analyser et les imiter à l’entraînement. Ce n’était pas possible avant. Les caractéristiques uniques d’Anna ne le sont plus. »
Notre sport évolue maintenant vers les Jeux olympiques. Kilian Fischhuber considère le premier Championnat du Monde jeunes au format olympique comme une étape importante, « mais ça ne veut pas dire que c’est quelque chose de positif » ajoute-t-il. « On sait à quoi ça ressemble sur le papier, mais ce qu’il en est vraiment n’apparaît que plus tard. Dans un format combiné, l’ouverture est encore plus importante que d’habitude. De plus, on a pu voir à quel point c’était ennuyeux. »
D’une part, de nombreux aspects deviennent de plus en plus professionnels, d’un autre côté, certaines notions de base se perdent. L’une des premières victimes de la « route vers Tokyo » a été les Championnats d’Europe de bloc 2017. La compétition se tenait en même temps que la Coupe du Monde de Munich.
Il faut faire attention à ce virage olympique, la fédération internationale à de nombreuses opportunités de faire des erreurs… »
- Texte: Ben Lepesant / www.innsbruck2018.com