Une place comble, des performances hallucinantes, des grimpeurs heureux, une météo parfaite. Qu’est-ce que toutes ces choses ont en commun ? Les épreuves d’escalade aux Championnats d’Europe de Munich 2022, bien sûr !
Les grimpeurs, spectateurs, bénévoles et organisateurs sont unanimes : la compétition a été un énorme succès, à bien des égards. Mais qu’en ont pensé les ouvreurs ? Ces hommes de l’ombre, qui permettent aux grimpeurs de s’exprimer, et au public d’apprécier le spectacle, à travers les chef d’oeuvres qu’ils créent sur le mur, visseuse en main.
Pour le savoir, nous avons rencontré deux des neuf ouvreurs présents à Munich : le jeune parisien Pierre Broyer, 28 ans, qui sillonne le monde visseuse en main, et l’expérimenté Rémi Samyn, ex entraîneur de l’équipe de France et ouvreur international. Ensemble, ils nous racontent les coulisses de cette compétition, qui a été l’un des plus gros événements de ces dernières années.
Immersion aux côtés de ces artistes du mouvement.
Ouvrir sur une compétition d’une telle ampleur, ce sont des milliers de questions et de doutes, plus de 180 heures de travail (souvent en pleine nuit), près de cinquante blocs et dix voies différentes à imaginer, visser, caler, régler, démonter, revisser… Avec en jeu, des titres de Champion d’Europe, et surtout, une première répétition du nouveau format olympique à deux ans des J.O de Paris 2024. Ce qui rend le challenge encore plus grand, comme en témoigne Pierre Broyer : « C’était une compétition difficile à ouvrir. Mais l’expérience fut riche et intense après ces 14 jours passés à travailler, avec seulement une grosse demi-journée de repos, et des nuits entières à recaler les blocs entre les différents tours. »
Cette compétition a nécessité une organisation et une logistique particulière par rapport aux compétitions traditionnelles : « La taille de cet évènement nous a imposé des contraintes supplémentaires. Des horaires d’ouverture restreints en journée, un chrono record d’une heure pour changer et ajuster les blocs entre demi-finale et finale, une gestion de l’espace de grimpe différente de d’habitude, 80% des blocs à ouvrir sur 50% de l’espace et une grosse équipe de neuf ouvreurs. C’est toujours un challenge de trouver les solutions pour optimiser le temps et l’énergie disponible », confie Rémi Samyn.
À leur arrivée à Munich, un mur vierge, avec des dizaines de blocs à créer, pour tous les tours de la compétition. « On avait pas mal d’idées au départ et on a tenté de pousser des concepts dans plusieurs blocs. Mais au vu du temps dont on disposait, il n’était pas possible de se lancer dans des concepts futuristes dans tous les blocs. Il y a aussi des idées que j’avais en tête à mon arrivée à Munich qui n’ont pas pu être mises sur le mur, pour différentes raisons… Mais, patience, on finira par y arriver ! » sourit Rémi.
Parmi les concepts vissés sur le fronton allemand, il faut citer le problème 4 de la finale masculine de l’épreuve de bloc. Un mouvement en no-foot aérien, autant spectaculaire que difficile à réaliser. « C’est une coordination que l’on essaye de poser depuis quelque temps, mais qui est très difficile à faire marcher sans qu’elle soit shuntée. » explique Rémi.
Le Français Mejdi Schalck sera le seul des six finalistes à réaliser cette séquence aléatoire, mais chutera dans le dernier mouvement, à un rien de topper le bloc. « Il a vraiment fait preuve d’aisance et c’était incroyable de le voir maîtriser le mouvement aussi rapidement ! Il tombe à un rien de sauver notre bloc et de devenir champion d’Europe, le scénario aurait pu être incroyable ! » déclare Pierre. « Surtout qu’il nous fait deux fois le mouvement durant ses 4 minutes, c’était fou ! » surenchérit Rémi. « À titre personnel son enchaînement aurait été mon « pic » en terme d’émotion sur cet évènement. On est aussi là pour repousser les limites et il faut savoir prendre des risques parfois pour toucher le Graal. »
Mais il n’est pas toujours évident de gérer cette frontière entre le possible et l’impossible. Surtout quand les compétiteurs n’ont que quatre minutes pour résoudre un problème, que les ouvreurs ont passé des heures à créer. « En tant qu’ouvreurs, nous avons eu du mal à cerner le niveau. Et nous étions aussi de plus en plus fatigués au fur et à mesure que la compétition avançait, ce qui nous a fait prendre quelques mauvaises décisions. » analyse Pierre. « De mon côté, je suis un peu frustré parfois de voir que l’on passe beaucoup beaucoup de temps à régler des blocs, avec un résultat qui n’est pas toujours à la hauteur de notre investissement. » poursuit-il.
« Mais globalement, c’était une belle réussite. Dans l’ensemble, les ouvertures ont bien fonctionné. » observe Rémi. « Étant donné que l’ouverture n’est pas une science exacte et les ouvreurs des éternels insatisfaits, il y a tout de même des blocs dont je suis déçu et que j’aurais aimé voir fonctionner différemment. Notamment lors de notre entame de compétition et plus spécialement le jour 3 de la compétition, jour de la demi-finale et finale homme du championnat d’Europe. Nous avions surestimé le niveau et fait quelques erreurs de réglages. C’était objectivement trop dur. Le dosage est toujours assez délicat à trouver, et ce soir-là nous étions vraiment déçus… Tant d’heures de travail pour un résultat mitigé. Malgré tout, je suis fier de la réaction de l’équipe, cet échec nous a boostés pour donner encore plus ! Nous avons terminé les réglages des demi-finales femmes à 4h du matin, et après une petite nuit de 3h00, c’était parti pour le jour 4 qui, lui, était une belle réussite. »
Puis, il y a eu ce combiné, le premier au format olympique de Paris 2024. L’occasion pour les grimpeurs de tester leurs habiletés dans ce nouveau mix bloc/difficulté. Et l’occasion pour les ouvreurs d’expérimenter un nouveau format. Car qui dit nouvelle épreuve, dit nouveaux défis. De quoi ravir les ouvreurs, ces créatifs dans l’âme, en quête constante d’innovations.
« C’était l’occasion de repenser nos disciplines : qu’est-ce que l’on veut montrer du bloc ? De la difficulté ? Quelle est l’essence de chaque discipline ? » relève Rémi.
Mais difficile de jauger l’intensité à proposer dans les blocs et les voies, avec des grimpeurs ayant des facilités dans l’une ou l’autre des disciplines. Pour cela, la communication était la clé entre l’équipe d’ouvreurs en bloc, qui n’était pas la même que l’équipe d’ouvreurs qui traçait les voies de difficulté : « Nous nous sommes réunis par deux fois avec l’équipe de la difficulté. L’idée était de tenter des scénarios différents sur les deux finales (femmes et hommes), tout en s’alignant en terme d’intensité entre les deux disciplines. » raconte Pierre. « Mais parfois, les discussions ne suffisaient pas, et il a fallu changer de plans plusieurs fois. » confie Rémi.
L’idée ? « N’avantager ni les bloqueurs ni les diffeurs. » explique Pierre. « Mais ça reste malgré tout extrêmement délicat. Il ne faut pas rêver, avoir une distribution des points strictement identique dans les deux disciplines est impossible. » affirme Rémi.
Toutefois, le scénario a très bien fonctionné, notamment au niveau des circuits de bloc. Les huit blocs du combiné seront enchaînés, dont deux (1 bloc homme et 1 bloc femme) par une seule personne. « On a pris des risques sans pour autant sombrer dans le trop dur. Gestuellement, les blocs étaient spectaculaires et dans des styles variés. » souligne Rémi. « Et cette finale du combiné chez les hommes a été le clou du spectacle, nous sommes contents du show ! » rajoute Pierre.
Être ouvreur sur une compétition internationale, c’est surtout vivre une aventure unique, avec son lot d’anecdotes. « Comme une prise que l’on ne retrouve pas au moment de revisser la finale… » ricane Rémi. Ou encore, des changements de dernières minutes, au beau milieu de la nuit : « La veille de la finale homme, nous avons remonté les blocs. Après une courte discussion et une finale femme en demi-teinte, nous étions motivés comme jamais ! Résultat, on a presque refait entièrement un bloc et grimpé jusqu’à 4 heures du matin. Après 12 jours d’ouverture et d’escalade, je ne me suis jamais senti aussi bien. » affirme Pierre.
« C’est aussi des blocs remontés devant une foule de plusieurs milliers de personnes surexcitées en train de regarder la finale de difficulté, impossible même de s’entendre ! Un moment épique dont on se souviendra. » continue Rémi. « Et cette photo finale devant les blocs avec toute l’équipe d’ouvreurs réunie, sous les applaudissements de la foule pour saluer notre travail. C’était la première fois que je vivais ça, c’était touchant. »
Une expérience humaine avant tout, qui restera gravée dans la tête de tous les ouvreurs. « Nous étions dix pendant 14 jours et ça n’a pas toujours été facile, mais c’est incroyable de vivre quelque chose d’aussi intense avec des gens aussi différents ! Et quand ce n’est pas facile, je me rappelai une phrase de Sergio (un ouvreur espagnol) : ‘It’s the life I choose, I cannot complain’. » conclut Pierre.