Laura Pineau et Kate Kelleghan, premières femmes à enchaîner la Triple Crown du Yosemite

© Jacek Wejster
Son nom vous est peut-être encore inconnu. Plus pour longtemps. Après avoir enchaîné « Greenspit » cet automne, puis signé un nouveau record de vitesse sur « Naked Edge » aux côtés de Kate Kelleghan, Laura Pineau vient de boucler la Triple Crown avec sa comparse américaine. Une performance d’envergure, qui consiste à enchaîner trois big walls mythiques du Yosemite d’une seule traite – ce qu’aucune cordée féminine n’avait réussi à faire jusqu’alors.
« On y est encore », lance Laura Pineau, visiblement pas encore redescendue sur Terre deux jours après cet enchaînement avec Kate Kelleghan. Difficile d’imaginer, à l’énergie qui transparaît dans sa voix, qu’elle vient de fournir un effort de 23 heures et 36 minutes mêlant près de 2 200 mètres de grimpe et 30 kilomètres de randonnée.
On vient de montrer que les femmes sont toujours là, qu’elles sont capables, elles aussi, de faire ça en moins de 24 heures.
Pas question, pour autant, pour le duo franco-américain de se mettre la pression en amont. « On s’était dit que le but, c’était de le faire en un push, que si on le faisait en 24 heures, c’était très bien, et que si on ne le faisait pas, ce n’était pas grave », raconte Laura. « Mais au fond de nous, toutes les deux, on savait qu’il fallait le faire en moins de 24 heures. C’est pour ça qu’on a couru dans chaque descente, dans chaque marche d’approche, et qu’on n’a rien lâché jusqu’au bout. »
Deux mois d’entraînement intensif pour viser l’exploit
Cette première féminine d’envergure est le fruit de plusieurs mois de préparation intense, dont deux passés sur place, au Yosemite. « On a d’abord fait The Nose trois fois, jusqu’à atteindre un record personnel de 7h49″ détaille la grimpeuse française. « Ensuite, on est passées au Watkins, trois fois aussi, jusqu’à descendre à 5h15 – ce qui n’était pas encore assez rapide – et le Half Dome, qu’on a grimpé en deux fois. Puis, on s’est programmé une dernière semaine où on s’est dit qu’on allait refaire chaque montagne une dernière fois — The Nose, le Watkins et le Half Dome — en essayant vraiment d’aller vite. C’est à ce moment-là que l’objectif des 24 heures a commencé à nous sembler atteignable, parce qu’on était enfin dans les temps qu’on s’était fixés. »
Leur entraînement était millimétré – et parfois même trop intensif, selon leur montre connectée. « On s’est entraînées avec notre montre Coros, surtout pour suivre notre charge d’entraînement. Elle nous disait que nos efforts étaient excessifs, parce qu’on enchaînait des journées de 13 à 18 heures sans trop de repos. On l’utilisait aussi pour surveiller notre sommeil. Et là-dessus, Kate est incroyable : elle a le meilleur sommeil que j’aie jamais vu de ma vie. Sa montre lui dit “good sleep” tous les matins. Ce qui n’était absolument pas mon cas ! »
S’en est suivie une semaine de repos avant le grand jour, ponctuée par une logistique impressionnante : planification de l’hydratation, de la nourriture, des déplacements. « On avait au moins 20 litres d’eau chacune, avec nos électrolytes », précise Laura. « C’était des calories qu’on pouvait boire. Parce qu’à un moment, quand tu grimpes et que tu vas vite, tu n’as plus envie de manger. On avait nos noms sur chaque bouteille : Kate – The Nose ; Kate and Laura – extra bottle The Nose ; Laura – Half Dome ; Laura – Hiking to Half Dome, etc. Ma sœur, ma mère et des copines nous ont aidées à cuisiner pendant cinq heures la veille, pour préparer toute la nourriture du soir même, du lendemain, et aussi pour toute l’équipe de soutien. »
Cette équipe de soutien, justement, comptait entre 15 et 20 personnes (amis, proches, membres de la famille). « On dépendait totalement d’eux pour passer d’une paroi à l’autre. Chacun a porté notre matériel, on n’a rien eu à porter de toute la journée, ce qui nous a énormément aidées à garder notre énergie pour grimper », confie-t-elle.
La course contre la montre… et contre les éléments
Le défi commence par le mont Watkins. À mi-parcours, l’orage menace. « On s’est dit que si on restait bloquées là, ça allait devenir compliqué », raconte Laura. « Kate a eu un petit moment de panique, parce qu’elle avait un mouv’ très dur, très engagé. Elle a hésité. Mais comme on craignait vraiment la pluie, on a accéléré. Finalement, l’orage est passé. Et là, j’avoue que j’ai dit à mère nature : “Pas aujourd’hui, s’il te plaît. Pas sur nous. Du soleil, du soleil.” »
Le duo boucle le mont Watkins en 4h15, soit 35 minutes de mieux que leur record précédent. De quoi prendre un petit coup de boost. « Mais on a vite compris qu’on n’avait pas tant de marge que ça entre les transitions, entrer dans le van, manger, boire, se rééquiper… », souligne Laura.
Deuxième étape : The Nose. Une ascension de nuit, avec une arrivée au sommet à 6h15 — un souvenir qui restera longtemps gravé. « C’était vraiment les pires conditions : la nuit, pas un souffle d’air, et tout était mouillé. On avait l’impression que les fissures dégoulinaient de transpiration. J’ai mis de la pof comme jamais tellement mes mains glissaient. Mais c’était dangereux, parce qu’à tout moment, tu peux tomber. » Résultat : 7h25 d’ascension, soit 25 minutes plus lent que prévu.
Pas le temps de s’attarder : la dernière ligne droite s’enchaîne à pleine vitesse. « Ensuite, on a couru. À fond », poursuit Laura. « On a mangé dans le van pendant les 20 minutes de route. Et puis c’était le Half Dome. » Pour la marche d’approche, quatre personnes les accompagnent pour imposer le bon rythme. « Là, on a tracé comme jamais. Je ne sais pas comment on avait encore de l’énergie. Mais on en avait. Et on n’a rien lâché. »
« Sur le Half Dome, on mettait entre un et trois coinceurs par longueur, donc c’est vraiment très engagé »
« On savait, avec Kate, que des imprévus allaient arriver dans la journée. Des galères, des obstacles, des trucs auxquels on ne s’attendait pas », détaille Laura. « Mais on était prêtes à y faire face, à continuer quoiqu’il arrive. »
Arrivées au pied du Half Dome, les grimpeuses réalisent qu’elles n’ont pas leur dégaine panique. « On l’emporte toujours parce que certains points sont beaucoup trop hauts », précise Laura. « Là, un ami nous a aidées : il a pris un bâton en bois, une sangle, du strap, et il nous a fabriqué une dégaine panique maison. […] Je lui ai même demandé d’en faire une deuxième. Et ça nous a sauvé. »
« On est allées hyper vite dans la montée », poursuit la grimpeuse. « J’avais l’impression de voler. Tandis que Kate, elle, était vraiment dans une pain cave, elle avait très mal aux pieds. Mais elle n’a rien lâché jusqu’au bout. Mental d’acier ! Un copain courait devant nous pour préparer mon baudrier, parce que c’était moi qui partais en tête, avec tous les coinceurs alignés, dans l’ordre, avec les micro-tractions prêtes. On fait de l’escalade simultanée, on grimpe en même temps. Je pose des micro-tractions à chaque relais pour qu’on ait une protection entre nous : si Kate tombe, elle ne me tire pas. Et moi, je n’ai pas le droit de tomber à ce moment-là. Sur le Half Dome, on mettait entre un et trois coinceurs par longueur, donc c’est vraiment très engagé. »
Je ne faisais qu’assurer et la fatigue m’est tombée dessus. Je m’endormais au relais, je me donnais des claques en me disant « Non, non, il ne faut pas dormir. »
« Mon gros coup de mou, c’est arrivé quand Kate a pris le relais », confie Laura. « Je ne faisais qu’assurer et la fatigue m’est tombée dessus. Je m’endormais au relais, je me donnais des claques en me disant ‘Non, non, il ne faut pas dormir.’ » Pour autant, la grimpeuse ne s’est jamais sentie en danger. « Même si ce qu’on a fait est hyper risqué, j’étais vraiment hyper concentrée, dans une bulle de concentration incroyable sur le Half Dome », détaille-t-elle.
Kate et Laura se rejoignent ensuite sur Big Sandy, une large vire d’où il ne reste plus que six longueurs avant le sommet. C’est à ce moment qu’elles savent qu’elles vont passer sous la barre des 24 heures. « C’est là que je me suis dit : ‘Laura, donne tout ce que tu as’. Je n’étais plus fatiguée, grimper après Kate m’avait redonné un coup de boost« , raconte Laura. « J’ai tout donné : j’ai fait les trois prochaines longueurs dures en artif’ en environ 45 minutes. Puis j’ai enchaîné la dernière partie en 40 minutes. Ça s’est vraiment hyper bien passé. Un truc de fou. »
« C’était vraiment une ascension d’équipe »
« Quand on a grimpé Half Dome en fin de journée, on voyait le tonnerre et les éclairs arriver. C’était vraiment très dangereux là-haut », analyse la grimpeuse. « Seuls le copain de Kate et les vidéastes sont montés au sommet, parce qu’ils connaissaient bien l’endroit. Ils ont vu des touristes avec les cheveux qui se dressaient sur la tête, ils ressentaient des chocs dans les pieds. »
C’est à ce moment que Kate et Laura atteignent le sommet, pour une célébration rapide. Pas le temps de s’éterniser, la météo impose sa loi. « Kate a pleuré, je l’ai prise dans mes bras. Elle, ça fait des années qu’elle rêve de ce moment. Moi, ça fait six mois que je suis dedans, donc c’était un peu différent, mais j’ai aussi eu énormément d’émotions », confie Laura. « J’étais un peu bouche bée qu’on l’ait fait. J’étais hyper fière de nous, d’avoir réussi, de s’être si bien entendues. Et de ne jamais avoir lâché. »
« Après trente secondes, notre copain Jack nous a dit : ‘Les filles, enlevez tout votre matériel, tout ce qui contient du métal, on descend tout de suite, c’est trop dangereux.’ En dix minutes, on était en bas. Je pense qu’on ne se rendait pas compte du danger. »
La descente s’est faite à toute vitesse. À l’arrivée, ils retrouvent famille, amis et toute l’équipe qui les a soutenues toute la journée. « C’était rempli d’émotions. Sans cette équipe, on n’aurait jamais fait moins de vingt-quatre heures. C’était nos héros de la journée. On n’aurait pas pu marcher aussi vite sans eux. Vingt personnes qui étaient là au bon moment, fiables, qui nous ont préparé des repas incroyables. C’était vraiment une ascension d’équipe. »
Le dépassement de soi au cœur d’un projet commun
« J’ai vraiment réussi toute la journée à être dans le moment présent, à profiter à fond de chaque instant », conclut Laura. « Je suis quelqu’un qui a généralement du mal à arrêter son cerveau, qui pense toujours à ce qui vient, qui anticipe plein de choses. Mais ce jour-là, j’étais pleinement dans l’instant, j’ai eu un flow d’escalade incroyable. Je suis fière de nous, de notre amitié. Kate, je la considère presque comme une sœur. On a connu des hauts et des bas, des moments difficiles, de la peur, de la frustration. On a vécu beaucoup d’émotions ensemble, ce qui nous a vraiment permis de nous découvrir entièrement. J’étais tellement heureuse de partager ce rêve avec elle. »
Une équipe de tournage a suivi Kate et Laura ces derniers mois. L’objectif ? Montrer au public que l’escalade de vitesse « n’est pas innée, que ça ne se fait pas du jour au lendemain, qu’il faut des heures et des heures d’entraînement », explique Laura. « Mais aussi partager les histoires des femmes incroyables du Yosemite, notamment celles qui ont battu des records de vitesse. On veut mettre en avant l’effort d’équipe, toutes les personnes qui nous ont soutenues, qui ont marché des heures, porté notre matériel. Il y avait une vraie dimension humaine, un partage au cœur de ce projet. »