La prévalence des troubles du comportement alimentaire (TCA) chez les sportifs varie de 6 à 45% chez les femmes selon les sports. Les hommes sont eux aussi touchés, mais dans une moindre mesure (0 à 19 %)[1]. Sports à catégorie de poids, athlétisme, gymnastique, danse, équitation et bien sûr, escalade, aucun domaine n’est épargné. On trouve les personnes souffrant de troubles alimentaires, notamment d’anorexie mentale, qui ont tendance à se lancer à corps perdu dans le sport, c’est un phénomène bien connu et bien décrit dans la littérature médicale. Depuis peu, le concept d’anorexia athletica a aussi fait son apparition pour décrire une maladie très proche de l’anorexie mentale à ceci près que la personne qui en souffre relie sa valeur personnelle plus à ses résultats sportifs qu’à son poids.
En conséquence, certaines fédérations, à l’instar de la FFME, se fendent parfois dans un sous-sous-menu d’un PDF à destination des entraineurs afin de leur permettre de repérer les signes d’un TCA chez l’un ou l’une de leurs athlètes[2]. On veut détecter les personnes souffrant de TCA et qui se sont tournées vers le sport, très bien. Mais ne pourrait-on pas aussi regarder sous le tapis et chercher à savoir dans quelle mesure le sport en lui-même est générateur de trouble?
Vraiment, que fait-on pour la prévention des TCA ? Réponse : rien, ou pas grand chose. Et c’est fort regrettable car ce n’est pas un sujet anecdotique, notamment chez les adolescent.e.s. A titre d’exemple, j’ai soumis un questionnaire auquel 18 jeunes grimpeurs de 14 à 18 ans de niveau national ont répondu de manière anonyme. Résultat : parmi eux, 3 présentent des signes de compulsions alimentaires et 1 a très probablement un trouble alimentaire avéré. Des jeunes comme ceux-ci, il y en a dans tous les clubs. Vous en croisez tous les jours dans votre salle. Ce sont des jeunes comme les autres, qui chahutent entre-eux, qui s’envoient des vannes et qui rigolent pour des bêtises. Ils rient, c’est qu’ils s’amusent…mais peut être certains moins que d’autres. Parmi eux, il y en a probablement un ou plus vraisemblablement une, d’après les statistiques, qu’une plaisanterie sur son physique aura fait rire jaune. Doit-on interdire toutes les plaisanteries entre copains ? L’enjeu ici n’est pas seulement le respect des susceptibilités. L’enjeu est plus souvent qu’on ne le pense la santé. Interdire, non. Sensibiliser, oui. Pour avoir reçu pendant plusieurs années des personnes en consultation car en souffrance avec l’alimentation, je connais parfaitement l’impact des petites phrases, des surnoms, des plaisanteries récurrentes sur le poids et le physique. On les croit souvent inoffensives, elles ne le sont pas tant que ça.
Et pour être claire, je pense que l’ensemble des personnes qui gravitent autour d’un.e athlète, sa famille, ses amis, ses coéquipiers et ses entraineurs, devraient être informées que les remarques, les comparaisons à propos de son poids ou de son corps ne sont pas anodines. Jamais. Mêmes exprimées sur le ton de la plaisanterie. Même si l’athlète en rigole aussi. Et pas plus quand elles sont exprimées avec bienveillance. Une remarque à ce sujet ne rend jamais service à qui que ce soit. Au mieux elle vexe, au pire elle peut contribuer à la survenue d’un trouble alimentaire.
Parfois on me rétorque « Oui mais les troubles alimentaires surviennent chez les personnes qui ont un terrain propice à leur apparition, les personnes fragilisées ». L’adolescence est une période de fragilité. Par ailleurs, on ne connait jamais vraiment le rapport qu’une personne entretient avec son corps. Mais ce qu’on sait, c’est que lorsque un TCA se déclenche, il est très difficile de revenir en arrière.
En outre, l’escalade en elle-même est un sport qui peut générer une préoccupation pondérale exagérée. En effet les enfants qui pratiquent en club sont familiarisés très tôt avec la notion de rapport poids/puissance et les filles, au moment de la puberté, en prennent la pleine mesure.
Il suffit d’observer la catégorie benjamine pour s’en rendre compte, avec ces ados qui ont presque une apparence d’adulte et qui côtoient des filles du même âge ou presque, mais qui paraissent sortir de CE2. Quand l’une de ces dernières gagne, c’est « normal, elle est toute fine, elle colle mieux à la paroi », c’est « normal, elle doit peser 25 kg avec le baudrier, son rapport poids/puissance est excellent», etc. Mais dans la tête de ces jeunes filles, comment résonnent ces constatations ? Quel message retiennent-elles ? Si elles étaient plus fines, elles auraient eu plus de chance de gagner…Et si elles avaient été plus légères, si seulement…
Quand l’injonction de minceur et de contrôle de son poids ne provient plus seulement des modes et des publicités et qu’elle est renforcée par les discours tenus dans le milieu sportif, que peut-il se passer dans la tête d’une ado en pleine construction ? Comme en témoigne Sasha DiGiulian dans Outside magazine[1], quelques commentaires ont suffit à modifier son comportement lorsqu’elle était plus jeune « Je me souviens avoir lu des commentaires sur des forums en ligne qui attribuaient ma réussite dans l’escalade à mon faible poids et une probable anorexie. Ma perception de moi-même a alors commencé à changer. Je me suis mise à faire plus attention à mon alimentation, à essayer de garder un corps juvénile, et je me suis convaincue que pour grimper fort, je devais me maintenir à un certain poids. Cela impliquait la surveillance stricte de mes apports caloriques et faire du sport à outrance ou bien me sentir coupable après avoir craqué.» Cette athlète a finit par accepter de peser plus lourd que dans l’enfance et d’avoir des formes, en bref accepter de laisser faire la nature.
Dans son témoignage, la grimpeuse américaine met aussi en lumière à quel point la puberté est un tournant important dans la vie d’une athlète, ce que confirme la championne britannique Natalie Berry dans un long article paru en 2018 sur ukclimbing.com[1]. Il en ressort que dans le sport de haut niveau, le problème avec la puberté, c’est qu’on la considère justement comme un problème alors qu’il ne s’agit que de l’évolution naturelle du corps. On perdrait probablement moins de grimpeuses prometteuses en les accompagnant à l’adolescence pour faire de leur corps un allié plutôt qu’en leur faisant penser que la puberté est un frein à leur accomplissement sportif.
Reconnaître que l’escalade est un sport « à risque » pour les TCA, prendre les devants et expliquer aux jeunes que la masse osseuse double entre 13 et 17 ans et qu’il est bien normal de prendre du poids, que les changements hormonaux féminins entrainent une propension à fabriquer de la masse graisseuse, mais que l’entrainement provoque aussi un développement non négligeable de la masse musculaire et que tout ça, ça fait aussi peser un peu plus lourd qu’avant et que c’est normal. Leur dire aussi que le fameux rapport poids/puissance varie au cours de la vie mais qu’il ne fait pas tout. Leur citer aussi une phrase de Natalie Berry « Même si votre rapport poids/puissance est optimal, vous n’irez nulle part si votre mental n’est pas au rendez-vous au moment du crux dans votre projet. » Et surtout, les prévenir que dans tous les cas, la restriction alimentaire ne donne jamais de bons résultats : on se blesse plus, on récupère moins vite, on se fatigue plus rapidement…est-ce vraiment cela l’idée du sport ?
Texte: Amandine Verchère
[1] Solfrid Bratland-Sanda & Jorunn Sundgot-Borgen (2013) Eating disorders in athletes: Overview of prevalence, risk factors and recommendations for prevention and treatment, European Journal of Sport Science
[2] https://www.ffme.fr/wp-content/uploads/2019/06/alimentation-signes-alerte.pdf
[3] https://www.outsideonline.com/2171566/sasha-digiulian-female-athlete-body-image?utm_content=link4&utm_campaign=articles_id_10942&utm_medium=articles_post&utm_source=ukclimbing
[4] https://www.ukclimbing.com/articles/features/difficultes_de_croissance_-_une_feminite_pesante-11287