Entretien : Emilie Gheux, dans l’ombre de l’organisation des plus grands événements d’escalade
Cet été, nous avons eu le privilège de plonger dans l’effervescence des JO de Paris 2024, un événement grandiose qui a captivé les foules, y compris nous. Au-delà de l’engouement populaire autour de cet incroyable rendez-vous, se cachent des dizaines de personnes qui œuvrent discrètement en coulisses pour que tout soit parfait.
En ce qui concerne l’escalade, l’une des figures clés est Emilie Gheux, un pilier dans l’organisation des plus grands événements nationaux et internationaux depuis des années. Aux JO, entourée d’une équipe dévouée, elle portait la lourde responsabilité d’assurer le bon déroulement des épreuves.
Nous sommes partis à sa rencontre pour découvrir ces artisans de l’ombre, qui rendent possible la magie de l’escalade pour les grimpeurs et le public.
Salut Emilie, pour ceux qui ne te connaissent pas, peux-tu te présenter en quelques mots ?
Salut ! Je suis, Emilie Gheux, j’ai 38 ans et je travaille à la FFME depuis 14 ans. Passionnée d’escalade depuis l’enfance, j’ai fait de ma passion un métier, c’est un sacré défi, beaucoup de travail mais quelle chance !
Je suis directrice du département compétition Escalade à la fédération, je suis également Event delegate sur les compétitions internationales pour l’IFSC et je fais partie de diverses commissions de travail liées à la compétition d’escalade à l’IFSC et l’IFSC Europe.
Tu as un rôle très important dans les compétitions sur lesquelles tu interviens, peux-tu nous en parler ?
Je suis impliquée sur tous les facteurs d’organisation des compétitions d’escalade de manière générale. L’organisation d’un évènement c’est une question de travail d’équipe, et on a une belle équipe au département compétition escalade à la fédération (merci à François Leonardon, Rémi Pollard Boulogne, Mathilde Faedda et Christophe Billon). On va dire que je suis le chef d’orchestre pour que toute la partition se déroule au mieux, sans fausse note et que tout l’orchestre soit impliqué, motivé et sache ce qu’il a à faire. Mon champ de responsabilité va de la sécurité au timing de la compétition, l’ouverture, les retransmissions TV, le respect des règles et du cahier des charges… j’en suis non seulement responsable mais je suis aussi la garante de la fédération sur ces compétitions.
Quel est le moment le plus difficile à gérer sur une compétition pour toi ?
La gestion des podiums ! (rires) Non, plus sérieusement, le plus important c’est que la compétition soit équitable pour tous les participants et qu’ils soient en sécurité. Chaque décision, chaque questionnement repose en priorité sur cela, l’équité et la sécurité. Je dirais que le plus difficile à gérer ce sont tout simplement les imprévus. Le déroulé d’une compétition on connaît, et on fait le maximum pour anticiper tous les scénarios possibles. Mais il y a toujours des imprévus, même sur les compétitions que l’on organise depuis de nombreuses années.
Et là est toute l’ambivalence, car c’est ce qui me plaît énormément aussi, on ne sait jamais à quoi on va avoir à faire sur un évènement…
Pour revenir au podium, ils sont quelques fois délaissés car c’est en fin d’évènement mais c’est une partie très importante, aussi très formelle, à ne pas négliger. C’est une représentation de notre sport, c’est une célébration pour nos athlètes et ils méritent un beau moment pour tout ce qu’ils accomplissent, quel que soit le niveau de la compétition. Mais à mettre en œuvre, dans le bon timing et avec la bonne chorégraphie, c’est toujours un challenge.
Quand as-tu choisi te t’orienter vers ce métier ? Pourquoi ce choix ?
J’ai commencé l’escalade à 11 ans dans mon collège puis au club Aulnay Grimpe à Aulnay-sous-Bois (93) et ça a tout de suite été une révélation, une évidence, je me sentais si bien dans ce sport, j’ai rapidement adhéré à l’état d’esprit du milieu de l’escalade, que ce soit sur un mur ou en falaise, c’est devenu rapidement le centre de ma vie. J’ai fait STAPS à Bobigny (93), je me destinais plus ou moins à être professeur d’EPS mais l’évènementiel m’attirait de plus en plus. J’ai été bénévole pendant mes études au championnat d’Europe à Bercy en 2008, et après avoir vu et vécu cet évènement, mon objectif a été de faire ce métier… Après quelques rebondissements, beaucoup de patience, des batailles personnelles et professionnelles, quelques années plus tard, j’entrais vraiment à la FFME puis ait été impliquée dans l’organisation des championnats du monde à Bercy en 2012.
L’adrénaline, le challenge, la précision, la charge de travail, tout m’a plu. Et surtout, œuvrer à offrir, à la fois du divertissement pour le public et de beaux évènements pour les compétiteurs, c’est tellement motivant. Amoureuse des évènements sportifs depuis toujours, j’ai grandi avec du sport, des compétitions, les JO … Je crois que j’ai ça en moi depuis bien longtemps.
Tu fais partie de ces personnes qui œuvrent dans l’ombre pour que tout fonctionne correctement, c’est quelque chose qui te va bien ou tu aimerais plus de reconnaissance ?
Que personnellement je reste dans l’ombre c’est ok, par contre que le métier soit connu, reconnu et que les acteurs de l’escalade comprennent le travail qui est derrière une organisation sportive, ça je pense qu’il serait important d’en parler. Merci de le faire aujourd’hui. À la fois pour aider les différents organisateurs, partager les expériences, mais également pour motiver et pour avoir plus de personnes impliquées. Quand je suis sur le circuit de coupes du monde, c’est si enrichissant de voir comment les autres pays travaillent, quels sont leur système d’organisation… Echanger tous ensemble, c’est primordial.
Cet été, tu faisais partie des « têtes pensantes » pour que les JO se déroulent sans encombre. Comment se prépare-t-on à un tel événement ? Ton rôle était-il identique à d’habitude ?
Les « têtes pensantes » de l’organisation sportive de l’escalade aux Jeux Olympiques, c’est surtout une équipe. Vincent Caussé en chef d’orchestre avec Carline Fourcade, Alban Levier, Kevin Senet, Christophe Billon, Marceau Balay, Coline Aubert et moi… quelle belle équipe d’ailleurs ! Les JO c’est plus de 80 personnes salariées sur le site du Bourget et des centaines de bénévoles !
Quand on a su que les JO seraient à Paris et que l’escalade serait aux JO, quelle émotion et quelle tension à la fois. Me concernant, participer à l’organisation des JO était devenu un objectif et une motivation professionnelle importante et évidente. J’ai tout mis en œuvre pour allier mon travail à la FFME et à l’IFSC pour atteindre cet objectif.
Cependant, je ne voulais pas quitter la FFME complètement pour les JO, des compromis ont donc été trouvés. A Paris 2024, je n’avais pas le même rôle que d’habitude, c’était plus sectorisé. J’avais en charge la gestion du FOP (Field of Play), c’est tout ce qui se passe sur scène (devant et derrière les murs, c’est très vaste, ça ressemble à ce que je fais d’habitude sans avoir à gérer tout le reste (échauffement, accueil, public, etc.)), Évidemment, chacun avait son rôle mais la communication était omniprésente au sein de l’équipe pour que l’on travaille correctement ensemble. Et gérer la fatigue a été une des clés. Tout cela a été mis à rude épreuve à certains moments.
La pression est-elle plus forte ? Quelles différences vois-tu dans ton boulot avec une compétition plus classique ?
Oui, la pression est plus forte. C’est un évènement international qui implique tout le pays et beaucoup de sports en même temps. Une émulation qui est porteuse mais qui influe également sur l’organisation et qui met donc plus de pression.
Les JO c’était différent de tout ce qu’on a toujours connu. L’ampleur de l’évènement, le monde qui travaillaient pour cet évènement, les procédures mises en place. C’est une organisation en strates avec des missions très identifiées. Les JO, c’est voir toujours plus loin et plus haut que ce qu’on a fait jusque-là, on est allé dans des détails d’organisation comme jamais on l’avait fait auparavant et c’était très enrichissant. Aussi, parce qu’il y a des moyens humains et financiers différents, ça n’est pas comparable. L’anticipation était une des missions les plus importantes, comment réagir, quelle chaîne de réaction enclencher, prendre le temps de poser toutes les situations possibles et même celles qui sont difficilement imaginables.
Le premier jour des JO, le buzzer de la vitesse n’a pas bien fonctionné. Quand tu te rends compte de ça, qu’est-ce qui se passe dans ta tête ? Comment as-tu géré le problème ?
Identifier la chaîne de réaction = réaction – gestion de problème – efficacité – équité (respiration !)
Notre objectif principal était d’identifier le problème, de savoir si on pouvait le régler rapidement ou non, puis de prendre des décisions. Le problème technique a été réglé assez rapidement, ensuite il a fallu faire des tests (merci aux testeurs qui ont grimpés devant plus de 6000 personnes) puis traiter la partie règlementaire du côté des officiels, c’est à dire traiter les appels (comment seront considérés les compétiteurs touchés par cet incident technique etc.)
Nous avions des procédures pour toutes sortes d’incidents possibles, nous étions prêts. Mais cela ne devrait pas arriver. Entre la théorie et la pratique, il y a une différence, l’important c’est de garder son calme mais d’être efficace et rapide tout en étant précis. C’est une des clés de notre métier et cela demande de l’expérience.
Honnêtement, j’étais déçue le soir de cet incident, c’était notre premier jour et je regrettais que cela soit arrivé mais en même temps, les acteurs techniques sont si nombreux et si particuliers sur les JO. Et puis beaucoup d’autres disciplines ont eu des soucis techniques, ça n’est pas une excuse mais ça arrive, c’est l’évènementiel sportif !
Du côté des athlètes, on parle souvent d’une sorte de dépression post JO. Nous, en tant que journalistes, nous nous sentions un peu perdu après les JO… J’imagine que pour toi, les effets devaient être décuplés ?
C’était particulier effectivement… J’avoue que j’étais à la fois heureuse d’être en vacances (cette année 2023-2024 a été très intense) et triste que tout cela soit fini. On en parlait depuis des années, on y travaillait depuis des mois. Il y avait aussi une charge émotionnelle forte : je me sentais personnellement et professionnellement très impliquée dans le projet. Et du jour au lendemain, c’était fini ! Je n’habite plus en région parisienne, mais j’avais de nouveau vécu à Paris pendant des mois pour les JO, il fallait rentrer chez soi, retrouver sa vie d’avant. C’est particulier à gérer. Il a fallu un peu de temps, mais avec du repos ça passe. C’est ce qu’on appelle les « redescentes post évènements », il faut savoir gérer cela aussi, et avoir des projets pour le futur.
Justement, maintenant que tu as participé à l’organisation des JO, à Paris, comment tu te remotives derrière ?
J’aime le sport, j’aime l’escalade, j’aime mon métier, avant la fin des JO, des projets étaient déjà en construction, ça ne s’arrête pas !
Le développement des compétitions d’escalade dans son ensemble est important, je suis motivée par ce que je fais à la fédération. On travaille pour avoir de beaux évènements nationaux et internationaux chaque année : ce sont des beaux challenges.
Et si tout se passe bien, de très beaux évènements internationaux arriveront en France dans les années à venir…
Quels vont être tes prochains grands défis ?
Les Championnats d’Europe jeunes à Troyes en septembre, préparer la saison 2024-2025 à la FFME et de beaux projets de développement de l’escalade en compétition avec tous les acteurs de l’escalade.
Que penses-tu de l’organisation des compétitions d’escalade aujourd’hui ? Y’a-t-il encore des pistes d’améliorations dans les cartons ?
Nous visons de plus en plus de compétiteurs, l’organisation de plus de compétitions. Nous sommes un des pays au monde les plus développés en termes de circuit de compétitions mais cela progresse un peu partout de plus en plus vite. C’est une très bonne chose mais c’est aussi beaucoup de travail. C’est motivant et il faut suivre le mouvement. On avance notamment sur la structuration des circuits nationaux, de nouvelles propositions de compétitions pour tous les niveaux, d’accessibilité, sur l’attractivité des formats, ainsi que travailler sur le modèle économique des événements et sur la formation de nos officiels…
As-tu des petites anecdotes à nous raconter sur des faits qui peuvent se passer en off et que le public ne voit pas ?
Les blagues de Christophe Billon… ça vaut le coup ! (rires)
Il se passe toujours des petits ou grands moments en off. On court après le temps, on essaye de ne pas trop bousculer les grimpeurs mais les timings sont à respecter.
A Laval, pour le tournoi de qualification olympique en octobre 2023, la situation géopolitique internationale nous a rattrapé : l’équipe Israélienne était présente et nous avons reçus des directives, avant et pendant l’évènement, de mise en place d’un dispositif de sécurité très lourd et très complexe avec les services de sécurité intérieur du pays. C’est une charge de travail en plus non négligeable, je peux vous l’assurer.
Je peux parler également des JO, juste avant les podiums, derrière le mur, c’était l’effervescence, les athlètes devaient aller rapidement en interview TV, puis changer de tenue, se laver les mains, etc. Et que ce soit les filles ou les garçons, la préparation d’un podium olympique c’est particulier, on a recoiffé garçons et filles, resserrer les nœuds dans les cheveux, enlever la magnésie sur le visage, checker les lacets, regarder s’il n’y avait rien entre les dents pour les sourire, etc… On a bien ri !
Est-ce qu’il y a un moment, sur une compétition où tu t’es dit « là je ne sais pas comment on va s’en sortir » ?
Oui c’est déjà arrivé à cause de la météo surtout sur les évènements en extérieur. Une année à Briançon, on a eu un gros orage avec des conséquences assez importantes. Les finales ont dû être annulées.
Mais c’est plutôt pendant les préparations avant les évènements, un écran géant qui ne rentre pas comme prévu (Bercy 2016), une scène trop courte ou trop large pour la circulation, des soucis d’internet ou d’électricité. Une voie de secours manquante au TQO à Toulouse en 2019 aussi (on a créé une porte et fait des trous dans un mur). Au bout du compte on trouve toujours une solution, on s’adapte. Et puis, surtout, on ne sauve pas des vies… On organise des compétitions d’escalade, il faut toujours savoir relativiser.
Un dernier mot à ajouter ?
On a un magnifique sport, avec une grande diversité de pratique : toutes nos disciplines sont exceptionnelles, travaillons tous ensemble pour faire des petits ou grands évènements. L’escalade ça plaît, ça intéresse, ça se démocratise, se modernise, il faut garder en tête d’où on vient mais il faut suivre l’avancée de notre discipline, faisons le tous ensemble ! En tout cas, moi je suis motivée !