En forêt avec Jacky Godoffe : discussion privilégiée avec un des architectes de l’escalade moderne

Discussion avec Jacky Godoffe dans sa forêt
C’est au cœur du paradis de grès de Fontainebleau, lors d’une journée spéciale organisée par Climbing District quelques jours avant le Team Boulder Arena 4, que nous avons rejoint un groupe de grimpeurs d’exception : Brooke Raboutou, Cloé Coscoy, Sam Richard, Manu Cornu, Meichi Narasaki, Clément Lechaptois, Sohta Amagasa, Darius Rappa et bien d’autres.
À leurs côtés, un guide pas comme les autres : Jacky Godoffe. Dans ce lieu mythique où s’est écrite une grande partie de l’histoire du bloc, sa présence résonne tout particulièrement. Premier grimpeur à libérer le 8A bloc à Bleau en 1984 avec « C’était Demain », puis deuxième (à quelques jour près) à repousser les limites au 8B en 1994 avec « Fat Man ».
Ouvreur visionnaire, formateur, conseiller technique pour la FFME puis l’IFSC, il a influencé des générations entières d’ouvreurs et de grimpeurs. Mais Jacky, c’est surtout un transmetteur de savoir, un témoin privilégié de l’évolution de notre sport.
Alors installez-vous comme nous, assis directement par terre, et découvrez le regard du Senseï sur l’escalade actuelle.
Pause interview en plein cœur de la forêt de Fontainebleau

Le philosophe de l’ouverture
Dans deux jours, les athlètes ici présents vont s’affronter sur des prises en plastiques. Pourquoi avoir voulu les amener grimper dehors ?
Je suis quelqu’un qui a passé l’essentiel de sa vie sans grimper en salle. Même si je suis devenu ouvreur, que j’ai beaucoup oeuvré dans le monde des compétitions, ça ne m’est jamais arrivé d’aller grimper en salle parce qu’il ne faisait pas beau. L’essence de ce que j’aime dans l’escalade, c’est d’être dehors, dans la nature. D’être là, en communion avec les éléments, les odeurs, le toucher. Et la performance, parce que ça m’a toujours animé. Même si le boulot que je fais en ouverture me passionne, ça n’a jamais été une passion de grimper en intérieur.
On est donc surtout là pour partager des choses qu’on aime, quelles que soient les générations, quel que soit le sexe, quel que soit le niveau… Même si le niveau ici est plutôt très très haut ! (rires). On est là pour le partage, voilà ce qui m’anime depuis toujours.

Masterclass privilégiée pour les athlètes pro invité par Climbing District
Ce n’est pas plus noble de grimper dehors que de grimper dedans.
Aujourd’hui, on s’aperçoit qu’il y a beaucoup de néo-grimpeurs qui n’osent pas aller dehors ou qui n’y pensent pas. Alors la question se pose aujourd’hui pour cette nouvelle population de grimpeurs : est-ce important d’aller grimper dehors ?
Non, pourquoi ce serait important ? Je pense que l’escalade indoor a amené une nouvelle population de grimpeurs à grimper et ça, c’est top. Honnêtement, pour aller grimper dehors, il faut avoir un site à proximité, il faut avoir des moyens, il faut avoir du temps… Ce que n’ont pas la plupart des gens, principalement ceux qui vivent en ville. Et puis, il y a des gens qui n’aiment pas spécialement, ça m’est arrivé de voir des gens qui ne comprennent pas vraiment l’escalade en extérieur. Ils préfèrent l’univers qu’ils ont dans les salles, où il y a une identité, où ils se retrouvent avec des potes. C’est bien que ça cohabite, mais je ne vois pas pourquoi on devrait nécessairement aimer les deux. C’est un monde en évolution et il y a des passerelles de l’un à l’autre mais il n’y a pas de nécessaire connexion et ce n’est pas plus noble de grimper dehors que de grimper dedans.

Passation de savoirs entre Jacky Godoffe et Sam Richard
Historiquement, le bloc était d’abord une pratique pour s’entraîner pour la montagne. On a vu que le bloc s’est petit à petit délié de l’alpinisme. Est-ce que finalement, l’escalade en salle ne va pas elle aussi devenir une pratique isolée de l’escalade en extérieur ?
Pourquoi pas, il peut y avoir deux styles, deux façons de faire. Ça ne me paraît pas aberrant. Pourquoi des gens ne passeraient pas leur vie à grimper dans une salle s’ils y trouvent du plaisir, de l’épanouissement ?
C’est exactement ça, la grimpe : du plaisir, de l’épanouissement et du dépassement de soi-même. Que ce soit dehors ou dedans, je ne vois pas vraiment de différence. Encore une fois, il n’y a pas de noblesse particulière. Pour certains, c’est leur passion, voire leur vie, voire leur profession, mais pour la majorité des gens, c’est quelque chose qui est destiné à les faire grandir quelque part. Ça représente un peu la diversité de l’escalade. Il y a autant de manières de grimper que de personnalités.
On reçoit ce qu’on apporte aussi dans le milieu. Les gens apportent chaque fois quelque chose d’eux-mêmes dans un endroit et font évoluer cet endroit. Bleau a évolué, l’escalade indoor évolue. Elle évolue par rapport à ce que les gens y apportent. Ça contribue à écrire l’histoire, que ce soit de l’escalade indoor ou outdoor.
On voit avec le Team Boulder Arena que de nouveaux formats de compétition sont en train de faire leur place. D’après toi, est-ce que l’escalade se réinvente toujours ?
Il y a tellement de qualités différentes qu’on peut développer à travers l’escalade, que si elle se réinvente toujours, c’est parce qu’elle a les capacités de le faire. Par exemple, je ne connais pas beaucoup de sports où il est possible que des filles puissent faire des choses bien plus dures que les hommes dans certains styles, voire établir de nouveaux standards. Donc, il faut l’utiliser.
Et il y a également la part de créativité. Les prises, le matériel, tout évolue et se réinvente. Je pense que ça ne s’arrêtera jamais. Il y a aussi beaucoup de gens qui commencent à parler de l’IA, qu’on pourrait grâce à elle, standardiser l’ouverture par exemple… Mais j’espère que ça n’arrivera jamais parce qu’on tuerait une partie de ce que l’humain et sa créativité peut apporter dans l’activité.
Si on veut réussir, il faut aussi être prêt à perdre.
Ce métier d’ouvreur, tu l’as vu évoluer. Tu l’as même créé aussi, puisque tu étais là dès le début. Comment est-ce que tu le vois aujourd’hui ?
J’ai toujours considéré ça comme un laboratoire où l’on prend des risques pour essayer de faire évoluer des choses et où si l’on veut réussir, il faut aussi être prêt à perdre.
J’ai toujours vu ça comme ça et je constate que c’est encore le cas aujourd’hui. Il ne faut pas hésiter à prendre des risques pour éventuellement échouer, mais au moins tenter de faire évoluer l’activité. Quand on parle de nouveaux formats comme au TBA, je sais pas si ces formats sont meilleurs que les autres, mais en tout cas, le fait d’essayer d’autres choses, ça permet de vivre d’autres expériences.

L’équipe d’ouvreurs du TBA 4
Quelle place a le collectif pour vous dans le métier d’ouvreur ?
Aujourd’hui, c’est indispensable, mais ça l’était déjà avant. Simplement, à une époque, on n’en a pas été conscient parce qu’il y avait très peu de personnes. On pensait qu’une personne pouvait solutionner à peu près tous les problèmes, ce qui est totalement faux ! (rires)
Avec l’élévation du niveau maintenant, je pense qu’il n’y a plus aucun ouvreur individuel qui pourrait challenger l’ensemble des compétiteurs à lui seul. Pour la petite anecdote, à l’époque, les gens pensaient que je pouvais sauver toutes les situations comme j’ouvrais sur toutes les compètes. Et même à un moment donné, ça m’est arrivé d’y croire (rires). Heureusement, très rapidement, je me suis rendu compte que ça n’allait pas marcher comme ça, qu’il fallait s’appuyer sur d’autres individus et rassembler tous les gens sur un projet commun et essayer d’avancer ensemble, avec les qualités de chacun.
Sur l’équipe des ouvreurs du TBA4 on compte deux femmes. Est-ce que vous pensez qu’il est encore difficile pour les femmes de faire leur place dans le milieu de l’ouverture ?
Non, je pense que ce n’est pas difficile, il faut juste qu’elles croient suffisamment en elles et en leurs qualités, parce que ce n’est pas une question uniquement de femmes/hommes, c’est une question de qualité, de qualité réelle qu’elles peuvent mettre à disposition d’une équipe. Il y a maintenant des filles qui sont capables de mettre à disposition d’une équipe des qualités exceptionnelles, des styles où elles sont vraiment supérieures aux hommes. Je pense aussi que la manière de penser des femmes par rapport aux hommes apporte une balance à l’équipe.
Si on intègre des femmes à une équipe uniquement pour avoir la parité, on se trompe de combat ! Il faut mettre des filles parce qu’elles sont performantes et il faut peut-être sortir des hommes qui ne sont pas ou plus performants. Pour moi, c’est le niveau de performance qui prime.
Alors c’est quoi être un bon ouvreur aujourd’hui ?
J’aurais tendance à penser qu’il faut être une machine de grimpe pour être un bon ouvreur, mais ça ne suffit pas. Ce n’est pas parce qu’on est une Formule 1 dans certains styles qu’on est un bon ouvreur. Il y a aussi la manière de travailler en équipe, la manière d’être, la résistance au stress. Et puis encore une fois, la manière de gérer son ego. Il faut avoir de l’ego, mais il faut savoir le mettre de côté à des moments pour laisser la place aux autres, pour qu’ils puissent apporter leur pierre à l’édifice.
Donc de très bons grimpeurs ne font pas nécessairement de bons ouvreurs. Mais à l’inverse, de très bons ouvreurs qui n’ont pas le niveau suffisant, ne seront pas pertinent dans le monde de la compétition de très haut niveau.
La profession a évolué mais malheureusement, les ouvreurs ont encore du mal à voir un profil de carrière… C’est extrêmement risqué car le corps d’un ouvreur est son outil, donc il faut y faire attention. J’espère que la profession va continuer à se développer, mais ça demanderait davantage de formations et de perspectives à moyen et long terme.
Je crois que le style « coordination » est en train de baisser et le retour à la force revient, notamment chez les jeunes.
De plus en plus de grimpeurs se plaignent du style trop dynamique des blocs en compétition. Quelle est ton avis sur le sujet ?
Je pense que la coordination a passé ses heures de gloire. La majorité des ouvreurs actifs sur le circuit international me disent en avoir marre des coordinations.
Ce n’est plus très novateur et puis les coordinations c’est la roulette russe à gérer ! Ça prend un temps fou à caler, personne ne sait jamais ce qui va se passer réellement, ça se fait de quinze méthodes différentes… Ce n’est pas une critique, c’est juste la réalité. Je me souviens que les premières coordinations qu’on a ouvertes, c’était dans les années 2010. Le bloc de coordination restait pendant toute l’ouverture et juste avant la compète, il y avait plusieurs options, mais personne ne savait réellement. Et je sais que c’est encore le cas aujourd’hui.
Maintenant, les ouvreurs ont envie de réintroduire d’autres choses. Le retour à la force basique, au style soi-disant « old school », mais du « old school » mêlé avec l’évolution des nouveaux matériaux. En fait, à un moment donné, on a arrêté de faire du « old school » parce que la population des ouvreurs était un peu vieillissante et il manquait d’ouvreurs assez puissants pour proposer ces styles-là. Du moins pour oser les assumer et surtout pour les proposer à un niveau d’intensité qui soit réglé pour les meilleurs grimpeurs du monde. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Maintenant, il y a des gens qui sont capables de le faire, donc tant mieux s’ils le font.
Par contre, il y aura toujours des blocs au style dynamique car c’est super excitant pour les gens à regarder. C’est quelque chose qui parle aux non-initiés et c’est important aussi de leur parler.

Aucune équipe masculine n’aura trouvé la solution de cette coordination en finale du TBA 4
Justement, l’évolution globale de l’escalade tend toujours vers plus de spectacle. D’après toi, que pourrait-il arriver dans les prochaines années ?
Je me souviens d’une réflexion qu’avaient eu des journalistes dans les années 90, après le premier « pseudo » Championnat du Monde à Bercy, ils avaient titré : « L’escalade : aussi ennuyeux à regarder que de la peinture qui sèche ». Les voies n’avaient pas de temps limite, les gens passaient des heures à grimper, c’était emmerdant à mourir !
La fédération internationale travaille encore beaucoup sur le format des compétition. Comment rendre les compétitions plus agréables à regarder, comment rendre les épreuves de bloc un peu moins lentes ? Parce qu’il faut que l’escalade soit dynamique à regarder, il faut en faire un sport spectacle car il faut intéresser les gens. Sinon, on est les premiers à trouver ça emmerdant, pas vrai ?
Il faut combiner les deux : garder l’essence de notre sport et le rendre agréable à regarder. Et ça… C’est un beau challenge ! On n’inventera peut-être plus de nouveaux mouvements mais par contre, on peut encore proposer de nouveaux challenges grâce notamment aux nouveaux matériaux.
Je pense qu’il y a encore plein de choses à explorer. Et j’espère qu’elles seront explorées comme il se doit !


