« Mount Doom » 9A : Jakob Schubert revient sur l’un des combats majeurs de sa carrière

© Moritz Klee
Il y a quelques jours, Jakob Schubert, l’un des grimpeurs les plus complets et les plus impressionnants de sa génération, signait pourtant une réalisation majeure : la répétition de « Mount Doom », son deuxième 9A bloc, ouvert par son compatriote Nicolai Užnik. Une performance annoncée sur ses réseaux sociaux à peine deux heures après qu’Elias Iagnemma ait dévoilé le tout premier 9A+ de l’histoire avec « Exodia », éclipsant presque, malgré elle, l’exploit bien réel de l’Autrichien.
Nous avons rencontré Jakob Schubert pour revenir sur cet enchaînement exigeant, véritable combat physique et mental, mais aussi pour prendre de la hauteur sur sa trajectoire hors normes, son rapport à la performance, à l’évolution du niveau mondial et à sa longévité au plus haut niveau.
Entre lucidité, passion intacte et quête de dépassement, Jakob se livre sur ce moment fort de sa carrière et sur sa vision du grimpeur qu’il souhaite continuer à être.
« Mount Doom » t’a demandé « l’un des combats les plus épiques de ta carrière ». Peux-tu nous raconter ce run décisif ?
« Mount Doom » est clairement un bloc de combat, parce qu’il est très long : 20 mouvements ! Et la fin n’est pas la plus dure, mais tu es complètement épuisé parce que quasiment chacun des 20 mouvements est difficile. Ce jour-là, je pensais vraiment que je n’allais pas y arriver car ma peau était déjà bien abîmée. Ne me demande pas comment, mais j’ai réussi à passer le crux, puis avec les doigts complètement engourdis, je me suis battu jusqu’au sommet. J’ai même dû me reposer avant le tout dernier mouvement en 6A (rires), parce que je me sentais totalement vidé !
D’après toi, qu’est-ce qui a fait la différence ce jour-là ?
Mmmh difficile à dire… Je pense que l’un des éléments clés a été la bonne stratégie d’échauffement, qui était très délicate sur ce bloc. Je faisais un essai, puis je devais me reposer une heure, parce qu’avec une peau trop chaude, c’était impossible : chaque prise me cisaillait les doigts tant c’est coupant. Il fallait donc avoir la peau froide, mais en même temps, si elle était trop froide, mes doigts devenaient engourdis dans le crux au milieu. Et j’ai très vite compris qu’il était impossible de passer ce crux avec des doigts engourdis. Trouver le juste milieu — ni trop chaud, ni trop froid — a été en soi un vrai crux pour moi.
Ce jour-là, j’ai d’abord fait un essai correct mais encore avec les doigts engourdis, puis au deuxième essai, j’ai mieux géré et j’ai réussi l’enchaînement.

© Moritz Klee
Le crux modifié après la casse d’une prise par Janja a changé la nature du bloc. À quel point cela a-t-il modifié la difficulté du bloc selon toi ?
C’est très difficile à dire, car je n’ai jamais fait d’essais depuis le départ dans l’ancienne version. J’ai cependant fait tous les mouvements séparément, et je pense clairement qu’il y a désormais un nouveau crux qui n’existait pas avant. Tout se joue dans la première partie, jusqu’au départ debout. Il m’a fallu beaucoup de temps pour trouver une nouvelle méthode, car ce n’était plus juste un mouvement différent, mais toute la séquence que j’ai dû grimper autrement à cause de cette prise cassée.
Pour moi, cette section est devenue l’un des crux majeurs. Je pense que ça a changé pas mal de choses, mais je ne peux pas l’affirmer à 100 %, puisque je n’ai jamais fait de vrais essais complets sur l’ancienne version.
Comparé à « Alphane », ton premier 9A, comment situes-tu Mount Doom ?
Ils sont comparables dans le sens où ce sont tous les deux des blocs très longs. Mais je pense qu’ « Alphane » possède un crux bien plus marqué, notamment dans cette section centrale avec la prise en fissure qui demandait énormément de travail pour devenir fluide et régulier. Sur « Alphane », au troisième jour, j’avais déjà enchaîné depuis le troisième mouvement, mais j’avais de gros problèmes de stratégie. Ce processus m’a beaucoup servi pour « Mount Doom », que j’ai finalement enchaîné plus rapidement.
Je pense qu’ils sont de difficulté assez similaire. « Mount Doom » est cependant beaucoup plus homogène, et encore plus dans mon style. Il est extrêmement exigeant sur petites prises et très long, même plus qu’Alphane. Je dirais donc que « Mount Doom » me correspond davantage, même si « Alphane » reste aussi dans mon registre. « Mount Doom » est surtout un énorme test de résistance de force, plus encore qu’ « Alphane ».

© Coll. Schubert
Tu es le seul grimpeur, avec Adam Ondra, à afficher à la fois un 9A bloc et une voie en 9c. Quelle signification cela a pour toi ?
Évidemment, cela signifie énormément pour moi ! Cela a toujours été un objectif majeur : devenir le meilleur grimpeur possible dans toutes les disciplines. J’aime autant le bloc que la difficulté, et repousser mes limites dans ces deux domaines.
Si l’on veut être l’un des meilleurs grimpeurs, il faut être aussi performant en bloc et en voie. Et comme Adam le montre dans d’autres disciplines, j’espère aussi réaliser un jour des grandes voies extrêmes et peut-être du trad. Mais pour l’instant, ce que je veux continuer à pousser, c’est le bloc et la difficulté. J’espère que ces 9A et ce 9c ne seront pas les derniers… Je veux en faire d’autres, car c’est incroyablement fun !
Est-ce que tu considères « Mount Doom » comme une nouvelle étape dans ton évolution, ou plutôt comme la confirmation que tu es encore en pleine progression à 34 ans ?
Je ne sais pas si je progresse physiquement en permanence… Je pense que j’étais déjà capable de grimper un bloc comme celui-là depuis longtemps. C’est surtout mentalement que l’on continue à évoluer. Et comme le monde de l’escalade évolue sans cesse, c’est plus facile de progresser avec lui. Il y a dix ans, Adam et moi avions déjà probablement les capacités physiques pour ces blocs, mais nous n’imaginions même pas que c’était possible. Aujourd’hui, le niveau général tire tout le monde vers le haut.
Mount Doom correspondait parfaitement à mon style. J’espère maintenant réussir aussi des 9A qui me conviennent un peu moins, pour continuer à progresser.

© Coll. Schubert
Comme tu dis, ces derniers mois, le niveau mondial a explosé : « Exodia » 9A+, les performances de Garnbret, Marchaland, Užnik, Bailey, Richard… Comment vis-tu cette accélération ?
C’est génial à voir et très motivant ! Le niveau en bloc augmente constamment. Il y a aussi énormément de blocs très durs disponibles aujourd’hui, c’est donc plus facile de grimper dur rapidement car les vidéos et les méthodes sont accessibles à tous.
Je pense aussi qu’il y a une légère inflation des cotations, notamment entre 8C et 9A, par rapport aux blocs ouverts il y a dix ou quinze ans. Malgré cela, le niveau actuel reste extrêmement élevé, c’est indéniable.
Penses-tu que l’on vit réellement un tournant historique dans le bloc, ou est-ce simplement le fruit d’une génération plus professionnelle et plus structurée ?
Je pense que c’est un mélange de tout cela. Je ne parlerais pas forcément de tournant historique, mais plutôt d’une période où beaucoup plus de grimpeurs sont motivés pour performer en extérieur.
Il est aussi bien plus facile de s’entraîner efficacement aujourd’hui qu’il y a dix ou vingt ans. Et le fait qu’il y ait de plus en plus de grimpeurs forts génère de plus en plus de blocs durs, dans une grande diversité de styles. On peut donc choisir un bloc vraiment adapté à ses qualités.

© Coll. Schubert
Selon toi, qu’est-ce qui rend possible cette explosion du niveau : le physique, le mental, la méthode, la variété des styles… ou tout ça à la fois ?
Je ne pense pas qu’il y ait eu une explosion brutale. Beaucoup de blocs cotés 9A sont probablement plutôt bas dans cette cotation. Aujourd’hui, la préparation est bien plus spécifique : on peut reproduire un bloc chez soi, étudier chaque mouvement, choisir les meilleures conditions… Tout est optimisé.
Beaucoup de blocs actuels sont aussi plus orientés résistance de force que mouvement unique ultra-technique, ce qui est plus facile à préparer.
Janja Garnbret semble avoir un potentiel énorme sur le rocher. Penses-tu que le premier 9A féminin est imminent ?
Oui, clairement. Janja [Garnbret] comme Brooke [Raboutou] sont extrêmement fortes en extérieur. Avec le nombre de 9A disponibles, il est beaucoup plus facile de trouver celui qui correspondra parfaitement à leur morphologie et leur style.
Janja fait exactement ce qu’il faut : elle essaie plusieurs projets pour trouver celui qui lui convient le mieux. Si elles y consacrent suffisamment de temps, elles ont définitivement le potentiel pour réussir un 9A.
Après deux 9A et un 9c, quels sont tes projets pour les prochains mois ?
Je veux simplement continuer à grimper dur et prendre du plaisir. L’hiver, j’adore faire du bloc, donc je passerai du temps à Ticino pour essayer de nouveaux projets, comme « Poison the Well » 8C+.
J’aimerais aussi retourner aux États-Unis, à Red Rocks, pour tenter « Return of the Sleepwalker » 9A ou « Shaolin » 9A. Mon objectif est de prouver que je peux enchaîner des 9A dans des styles très variés. Et pourquoi pas m’attaquer un jour au seul 9A+ existant !

© Coll. Schubert
Il y a quelques semaines tu disais avoir connu « l’année la plus difficile de ta carrière », notamment à cause d’une blessure au doigt. Peux tu nous en dire plus ?
Depuis les Jeux de Paris, j’ai accumulé plusieurs blessures. Une inflammation persistante, puis une blessure à l’index en janvier lors d’une simulation de compétition. J’ai mis près de six mois à pouvoir m’entraîner correctement.
Le plus dur, c’est l’incertitude : ne pas savoir si la douleur va disparaître, si tu retrouveras ton niveau. Psychologiquement, c’est très lourd. Heureusement, aujourd’hui ça va bien mieux.
Cette période a-t-elle changé ton regard sur ta carrière ?
Oui, un peu. J’ai pris conscience qu’il est crucial de préserver mon corps. Avec l’âge, j’ai presque toujours mal quelque part. Pour durer, je dois parfois accepter d’en faire moins et de mieux récupérer.

© Andreas Aufschnaiter
Les Championnats du Monde de Séoul ne se sont pas déroulés comme tu l’espérais… Plusieurs grimpeurs expliquent ne plus vraiment se retrouver dans le style proposé actuellement en compétition. Est-ce aussi ton ressenti ?
Oui, le style est devenu très différent du rocher, surtout en bloc. Beaucoup de mouvements très dynamiques, très spectaculaires, qui ne sont pas toujours bénéfiques pour le corps, c’est pourquoi, je vais réduire nettement le nombre de compétitions auxquelles je vais participer. Je vais probablement arrêter le bloc en compétition pour me concentrer sur quelques épreuves de difficulté, notamment les grands événements comme les Championnats du Monde et les Jeux Olympiques.
Cela va me permettre de garder du temps pour mes projets en extérieur, tout en restant au top physiquement.
Comment expliques-tu ta longévité au plus haut niveau ?
Tant que je suis en bonne santé, je peux toujours performer. Ce qui me porte avant tout, c’est ma passion. J’aime grimper autant qu’il y a vingt ans. Le plaisir et la motivation me permettent de toujours revenir à un très haut niveau, tant que mon corps suit.
- 2 x médaillé de bronze olympique
- 6 x Champion du Monde
- 1 x Champion d’Europe
- 7 x Vainqueur du classement général des Coupes du Monde
- 24 x Victoires en Coupe du Monde
- 15 x Médailles aux Championnats du Monde
- « B.I.G. » — 9c
- « Perfecto Mundo » — 9b+
- « King Capella » — 9b
- « Stoking the Fire » — 9b
- « El Bon Combat » — 9b
- « La Planta de Shiva » — 9b
- « Fight or Flight » — 9b
- « Neanderthal » — 9b
- « Erebor » — 9b
- « Alphane » — 9A
- « Mount Doom » — 9A
- « The Story of Two Worlds » — 8C
- « Dreamtime » — 8C
- « La Force Tranquille direct » — 8C
- « Bügeleisen Sit » — 8C
- « Catalan Witness the Fitness » — 8C
- « Sierra Madre sit » — 8C
- « Primitivo » — 8C
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