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L’entraînement dans la peau – Chapitre 3 : Point de suspension ?

Thomas Ferry, préparateur physique en escalade, se lance dans une web série où il nous racontera sa vie de coach, les hauts et les bas, le tout saupoudré d’une grande passion. Voici le 3ème chapitre ci-dessous. Et pour ceux qui auraient raté les autres chapitres: chapitre 1 / Chapitre 2.  Bonne lecture!

… D’abord ce moment, cet étrange moment où les mots cessent, où le regard est suspendu quelque part sur un point de plafond. Une seconde, peut-être deux. Un souffle qui change, des mains qui se chargent d’énergie, de sensualité parfois. Des yeux attentifs, connectés avec les doigts devenus plus légers, plus instinctifs, qui cherchent et questionnent. L’un est allongé, l’autre est à côté, prêt. Ce moment, dans tous les cas, ponctuellement, fait taire les sourires. C’est comme si l’air ambiant devenait plus lourd, comme s’il se joignait à l’Homme aux mains chaudes (souvent !). Bref, on connaît tous ce moment où le kiné rentre dans le vif du sujet. Oui, cet étrange moment où tout se fige, où même les sportifs se trouvent à l’intérieur d’eux-mêmes, en connexion. A l’écoute. Prêts.

Pour le sportif la séance commence. C’est ce qu’il croit, car en réalité elle a débuté au moment où il a poussé la porte de la salle d’attente. Dans certains cas, elle démarre même sur le chemin du cabinet, par quelques questions aux apparences banales, sorte de conditionnement qui modifie déjà l’état de conscience.

Un de ces kinés compte particulièrement pour moi. Il s’appelle Gilou. Ses mots oscillent sans cesse entre poésie et connaissance, entre illusion et précision. Rares sont les Hommes capables de maîtriser autant les nuances. Ce calme, cette suspension du temps, voulue ou non, donne à ses séances une autre dimension. L’idée n’est pas de dire que c’est bien, qu’il faut s’en inspirer, ou le copier. Non. C’est un parfait équilibre acquis au fil des ans, une manière de faire qui lui correspond à merveille. Et si notre amitié semble indéfectible, je dois bien reconnaître qu’il compte tout autant dans mon métier. Gilou me cultive, chaque mot professionnel étanche ma soif de connaissances, je regrette de ne pas pouvoir l’écouter chaque jour, de ne pas être en mesure de me glisser dans son cabinet, en toute (in)discrétion. Mais c’est impossible.

Point de suspension donc, à la suite du second chapitre et au début de celui-ci, pour nuancer quelque peu ce qui s’est passé, la vérité, les suggestions. Gilou a joué un rôle essentiel dans cette victoire, et il serait facile de le cacher, car un kiné est de toute façon un Homme de l’ombre, ce genre d’ombre, en photographie, qui se transforme en noir total quand vous faites la mesure sur la lumière bien dorée, bien brillante, bien belle. Si les néophytes peuvent se satisfaire de ce contraste, le photographe doit quand même se poser cette question, lors du traitement de la photo : quelle valeur donner aux tons sombres ? L’entraîneur est un peu artiste, voire beaucoup dans certains cas. Et si l’ombre gâche la photographie, ou si la composition de l’image ne permet pas de l’intégrer pleinement, alors il faut se rendre à l’évidence : c’est que la photo est vraiment mauvaise. Parfois, seul le temps permet de s’en rendre compte. On les trouvait pourtant si jolies ces photos au retour des vacances, n’est-ce pas ? Je passe sur l’envie qu’ont certains photographes de baisser la valeur des tons clairs tout en augmentant considérablement la luminosité des zones d’ombre, car ça risquerait de faire un peu trop…de bruit.

Gilou est aussi un artiste. Il comprend cela. Plus les années passent, plus les sportifs que nous suivons en commun augmentent. Et surtout, plus les années passent, plus je me rends compte que la réussite de certains athlètes est directement liée à son travail, ou mieux que cela, à notre amitié. A l’image qu’elle dégage plus exactement. A cette osmose qui questionne les sportifs, qui dépasse le cadre strictement professionnel. Bien sûr que nous échangeons sur la tonicité musculaire, sur l’intérêt d’étirer ou non les membres inférieurs après un gros cycle de rési. Bien sûr que des informations plus personnelles circulent, facilitées par ce point de suspension. Mais au-delà de tout cela, les sportifs nous parlent souvent d’une énergie particulière. Ce mot me plaît, car il est plus fort qu’une complicité, plus flou. Dans les deux premiers chapitres, j’ai fortement insisté sur ma vulnérabilité, et sur le fait que dans chaque victoire, quelque chose m’échappait toujours. C’est sans surprise que j’ai lu dans l’un de ses mails, dernièrement, la même phrase qui remplaçait le mot « victoire » par « guérison ». La tête. Le mental. L’intention qu’on y met. Certains mots. Des regards. La volonté de réussir, de récupérer, de réussir. Le juste équilibre aussi, ne pas trop de poser de questions. Ne pas trop en faire. Il est impossible de tout maîtriser.

Alors je finis par me demander s’il n’est pas ce « petit truc » qui fait parfois basculer un état de forme en véritable performance. Si mon travail est réellement efficace, seul. Quand je rencontre un sportif qui a déjà franchi la porte du cabinet de Gilou et qui me dit « ah c’est vrai, tu le connais bien ? », je plonge souvent dans des yeux grands ouverts, scintillants, souriants. Que voient-ils dans mes regards pour comprendre ce qu’il faut comprendre ? Comment ressentent-ils cette fameuse énergie sans même savoir qu’il est peut-être l’un des Hommes que j’admire le plus sur cette Terre ? J’en tire deux idées essentielles. La première, évidemment, c’est que la performance se construit en équipe. La seconde, c’est que notre amitié doit rassurer, voire même donner des ailes. Le titre de Mathilde dépend grandement d’un point de suspension dans le cabinet de Gilou quelques jours plus tôt, de son implication, de ses mots, justes, au bon moment. Il l’a portée bien plus haut que mes suggestions, certainement. Si souvent, je me pose la question du cadre à poser dans une relation d’entraînement (j’y reviendrai un peu plus tard), pour ne pas aller trop loin, tout en laissant les sportifs s’exprimer. Comment intégrer ce qui relève de la vie personnelle ? La relation entraîneur / entraîné(e) n’est pas simple. Gilou sait parfois franchir des portes que je ne m’autorise pas ou plus. Ce titre n’est pas seulement le fruit d’un entraînement structuré et de soins efficaces. Des mots sont venus s’immiscer dans tout cela, qui me dépassent. C’est ma part de chance dans ce gâteau.

J’admire Gilou, son approche, ce qu’il fait professionnellement et le Peter Pan qu’il est au quotidien. Je lui dois beaucoup. Je pourrai écrire un roman entier sur lui, vraiment. Mais j’aimerais surtout rendre un véritable hommage à ces femmes et hommes de l’ombre, ceux qui sont parfois écartés des équipes faute de moyens (soi-disant), au profit de salaires exorbitants de certains joueurs (pas en escalade !). Kinés, ostéos, les sportifs ont besoin de vous, mais nous aussi. Dans chaque victoire, vous êtes là. Bien sûr. Continuez vos points de suspension, d’interrogation, vos traits d’union, ou autres exclamations. Peu importe. J’ai toujours préféré les récits aux lignes bien vides des palmarès. Les articles. Les narrations. Les sportifs eux-mêmes nous font souvent partager leurs expériences, leurs états d’esprit, leur réussites, sur leur blog ou les réseaux sociaux. Je salue tous ceux qui prennent le temps de les lire. Parce qu’au fond, entre les mots je prête beaucoup d’attention…à la ponctuation.

Publié le : 29 août 2016 par Charles Loury

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